Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 28

Jeudi 9 avril

Défi réussi ! Au moins en partie. Je sors ce matin pour assister au lever du soleil au bord de la mer et prendre des photos. Mais aujourd’hui, point de liserés roses se détachant sur le ciel. Le soleil arrive subitement, m’imposant sa boule de feu rouge sans préavis ! Comme s’il se moquait de moi et de mes velléités enfin brisées. Je croise un joggeur et une mamie emmitouflée. J’aperçois quelques lumières allumées dans les maisons voisines. Pas de voiture de gendarmerie à l’horizon, de toute façon je suis en règle, attestation et carte d’identité dans le sac à dos. Je fais un aller et retour sur la route puisqu’on n’est plus autorisé à marcher ni sur la voie piétonnière du bord de mer ni sur la piste cyclable, qui lui est parallèle. Pour pouvoir photographier le sable à marée basse, je tente une pénétration vers l’entrée de la plage juste quelques instants. Les deux photos seront mises à la poubelle en rentrant. Fades. Mornes. Qu’à cela ne tienne, je reviendrai demain matin. Et autant de fois qu’il le faudra pour que je puisse capter au moins un ersatz de ce que mes yeux perçoivent habituellement depuis ma fenêtre. Pour immortaliser l’aurore balnéaire au temps du confinement.

Le petit-déjeuner précocement dégusté, je remonte dans ma tour et me mets au travail : une publication collective est prévue sur des récits de ruptures professionnelles et de remaniements identitaires. Le groupe s’est éclaté et nous avons travaillé par deux. Dans chaque binôme, l’un·e a enregistré le récit de l’autre. Et vice-versa. Puis l’a transcrit. Désormais, il faut le synthétiser et en ressortir la substantifique moelle, comme disait Dali. J’envoie le premier jet de son récit à Margot, ma « chère binôme » (c’est ainsi qu’elle m’a appelée et le sentiment est partagé). Nous ne nous connaissions pas du tout avant que je me rende chez elle pour nos entretiens, mais nous nous sommes trouvé beaucoup de points communs. Lorsque nous avons communiqué il y a une dizaine de jours environ, outre un échange sur nos projets d’écriture, nous avons joyeusement bavardé sur notre rôle de grands-mères en temps de confinement : ses deux petits-enfants sont de l’autre côté de sa barrière, mais elle n’a pas le droit de les approcher. Frustration. J’ai partagé avec elle les jeux et autres contes que j’envoie régulièrement. Elle a adhéré, s’est exclamée : « Si tu as d’autres idées comme ça, je prends ! »

Hier, j’ai vu s’afficher sur l’écran de mon Smartphone le numéro de ma fille, mais j’ai eu la bonne surprise d’entendre la voix de l’ainé de mes petits-fils : « Merci Coco ! ». Interloquée, je lui ai demandé de m’en dire plus : lui et son frère avaient reçu le matin même les livres que je leur avais fabriqués via un site Web. Ils racontent des aventures dont ils sont les héros : Raphaël dans l’espace et dans le monde des dinosaures (il adore les deux univers) et Axel en forêt et à la ferme. Le premier passe son temps dans la lecture, le second a emmené l’un des livres sur le pot et à la sieste ! Raphaël n’a toutefois rien perdu de son œil critique : j’ai oublié de doter son copain Bastian, qui partage ses aventures, de sa paire de lunettes habituelle…

Comme les livres ont du succès, je m’empresse de commander un nouvel ouvrage personnalisé pour chacun : Raphaël et Zoé voyagent dans le temps, Axel aime les voitures. Le petit demandant très souvent à sa maman de lui passer les chansons que j’ai enregistrées à son adresse, je cherche celle qui pourra lui faire plaisir. Il parait qu’il est entré dans la période « Caca boudin ». Bouskidou l’a chanté. Ce groupe de rock pour enfants des années 80-90, je l’ai vu en concert avec ma fille et mon fils, accompagnés de leurs cousins. Je me souviens, à l’époque, d’une publicité pour une marque de voitures allemande, qui montrait une vieille dame en train de danser sur I like to move it, move it : en rentrant du spectacle, ma belle-sœur et moi avions chanté ce titre dans nos voitures respectives, toutes vitres ouvertes. Aux feux rouges, garées l’une à côté de l’autre, nous mimions la chorégraphie : index pointés l’un vers l’autre, nous faisions un moulinet avec les mains. Merci Monsieur Gogol, je retrouve trace d’un article de Libération sur cette pub vantant l’amour au troisième âge : l’article date de juin 1996 ! Mes enfants avaient à peine 9 et 12 ans.

L’ouvrage manque aujourd’hui : je téléphone à un de mes oncles, le frère de mon père, âgé de 80 ans. J’ai longuement son épouse, une femme que j’aime beaucoup. Nous nous donnons des nouvelles de nos familles respectives. Je lui parle de mon entreprise de biographe. Elle salue son succès. En ce moment de restrictions du lien, social et familial, je pense que nous n’avons jamais autant communiqué, jamais autant montré notre affection. Elle me parle de ma mère, décédée en juillet 2015. Elle a pensé à elle le 4 avril, ma mère aurait eu 85 ans. Elle regrette de ne pas avoir partagé encore plus de moments avec elle. Je lui réponds qu’il ne sert à rien de regretter, mais qu’il nous faut apprendre de ce chagrin : dire aux gens qu’on aime qu’on les aime…

Vite, je m’applique à moi-même les grands principes que je distille : j’enregistre Caca boudin… Plusieurs prises sur mon téléphone portable avant que je ne sois totalement satisfaite. Je transfère le fichier audio sur mon ordinateur. Je prépare un mail pour ma fille. Je télécharge la chanson et les paroles, pour écouter… et lire ! Je préviens la maman par texto. Que ne ferait-on sans ces machines ? Le spectacle sera surement pour ce soir : Axel est à la sieste et, lorsqu’il se réveillera, le jardin éclaboussé de soleil lui ouvrira les bras. Son grand frère aussi. Entre le bain et le diner, ma fille organisera un moment calme pour écouter attentivement (si je n’étais athée, je dirais religieusement) la gaudriole de la grand-mère indigne (j’adore glisser de temps à autre un mot suranné…).

Le travail étant toujours en berne, je me décide à confectionner un nouveau dessert. L’astuce consiste à trouver une recette (toujours simple) qui ne nécessite rien de plus que les ingrédients disponibles dans mes placards et autre réfrigérateur. Ce sera un flanc au caramel. Si la recette fait ses preuves (j’ai un gouteur maison), elle sera inscrite au cahier. Je laisse la douceur dans le four (au bain-marie s’il vous plait) à refroidir pendant que je fais mon tour quotidien : oui je sais, je triche un peu, car je suis déjà sortie vingt-cinq minutes au petit jour.

Aujourd’hui, je calcule la distance règlementaire, ce que je n’avais pas encore fait « scientifiquement ». J’étais plutôt partie nez au vent et j’avais estimé les distances parcourues à vue de nez. Avais-je eu du nez ? Ou encore le nez fin ? Tant que je n’ai pas mon compagnon de promenade dans le nez, tout va bien… Le résultat est éloquent : à une rue transversale près, nous avons parcouru un kilomètre pile-poil (au nez) vers l’est et, dans l’autre sens, exactement le cinquième de lieue autorisé !

Au retour, les affaires reprennent : Normandie Livre et Lecture me demande de lui faire parvenir mon dossier de demande d’aide au FADEL et Dire Le Travail me transfère un nouvel appel à témoignages des Ateliers Travail et Démocratie…

Au fait, le mets ne tiendra pas ses promesses. Liquide ! Je dois le cuire une deuxième fois. Il n’aura pas les honneurs du cahier.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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