Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 54

Lorsque j’ai appelé mon père hier matin, je lui ai dit que j’avais deux bonnes nouvelles : je lui avais trouvé l’imprimé dont il avait besoin. Silence… Il avait très bien entendu puisqu’il m’a demandé quelle était la deuxième bonne nouvelle. « Tu vas être surpris, lui ai-je dit, je viens chez toi ! » Il m’a répondu que ça ne le surprenait pas, qu’il était content, car, depuis plusieurs jours, il était désolé de passer devant ses rosiers et de ne pas pouvoir m’en offrir un bouquet.

J’ai bien fait de m’acquitter de mon « travail de fille » : mon père, qui n’a une carte bleue que depuis très peu de temps, m’a demandé de l’accompagner à la station-service désertée par la guichetière. Il voulait faire le plein, mais avait peur de ne pas savoir comment payer. Je l’ai guidé. L’ai laissé faire seul. Il est satisfait désormais. 1,18 € le super sans plomb 95. Un homme s’est approché de nous. A expliqué qu’il habite à côté, qu’il vient tous les jours relever le prix du carburant et qu’il attend qu’il soit encore plus bas pour remplir son réservoir. Nous avons blagué quelques instants. Je lui ai conseillé de ne pas attendre la semaine prochaine et le rush du déconfinement.

Après avoir quitté mon père, j’ai senti ma semi-liberté me faire pousser des ailes. Passant à un kilomètre du domicile d’une amie, je me suis demandé pourquoi je ne m’arrêterais pas lui dire un petit bonjour. Rompre son isolement, elle qui est confinée avec sa fille, atteinte d’une grave pathologie, confinée dans un fauteuil roulant depuis des mois voire des années, ne constituerait-il pas aussi une aide aux personnes vulnérables ? Si elle n’avait pas voulu que je rentre parce qu’elle craignait le risque de circulation du virus, je lui aurais dit quelques mots par-dessus le portail… Elle m’a accueillie à bras ouverts, enfin façon de parler puisqu’elle ne pouvait pas m’embrasser. Elle venait de « criser » à cause du télétravail. S’était connectée à plusieurs reprises sur une plateforme et s’était heurtée à un bug dans les ultimes secondes. Ma visite lui a changé les idées.

Jamais deux sans trois : j’ai profité des vingt dernières minutes de transport pour appeler une autre de mes amies. Elle avait un rire dans la voix lorsqu’elle a décroché. S’est autoflagellée : « Tu as bien fait de m’appeler, je ne sais pas comment je gère le télétravail, mais les journées passent à une vitesse innommable. » Nous cherchions depuis plusieurs semaines une date pour l’interview destinée à Dire Le Travail. Compte tenu de la proximité du déconfinement, et de son retour prochain en avant-première dans son institution, nous avons convenu que l’entretien pouvait attendre quelques jours de plus afin qu’elle puisse livrer ses impressions sur le retour dans un établissement désert comme après l’apocalypse, ou encore sur la solitude du « rat de bibliothèque » circulant sans bruit entre les rayonnages…

Ce matin, je découvre enfin sur ma messagerie le récit de Valérie, version 2, envoyé hier au soir. Avant le petit-déjeuner, je relis ce qui pourrait être le dernier chapitre de notre futur ouvrage, si l’on en reste à l’ordre alphabétique des prénoms. J’ajoute un intertitre au passage. En modifie un autre. C’est mon péché mignon : cent fois sur le métier… Problème : ça fait trois jours que j’ai recueilli le récit de Marie-Anne et ça fait trois jours que j’ai évité de m’en occuper en faisant tout autre chose. C’est mon côté loup Oméga : lui se rue sur la nourriture pour être sûr d’avoir mangé un peu au cas où le couple Alpha l’éloignerait de sa proie quelques instants plus tard ; moi je me rue sur les tâches faciles ou agréables pour être sure d’avoir travaillé un peu au cas où mon Alpha intérieur m’éloignerait du reste du travail juste après.

Ça y est, je m’y mets ! J’aurais repris tout le travail de HappyScribe aujourd’hui. Après ce qui relève plus du nettoyage au karcher que du simple toilettage, il reste quelques inconnues, notamment quand il s’agit d’attribuer sans faute les noms aux personnages du récit. Cela exige une écoute « à l’ancienne », du moins pour les passages critiques. Je m’en occuperai demain matin. Peut-être. Marie-Anne a vingt ans quand je mets (presque) le point final au nouveau chapitre sur le début de ses études supérieures. Nous sommes nées la même année et avons des références communes. Des parcours qui, parfois, se superposent.

La pluie accompagne la journée. Le soleil, paresseux, ne réapparait qu’en début de soirée, annonciateur d’un lendemain qui chante. Trop tard pour moi : la douleur piquante et lancinante de la sciatique en a profité pour refaire surface…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe


à suivre…


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