Dire le travail en temps de confinement

La créativité, je n’ai pas ça dans mon panel !

Jérôme est pilote de système de production spécialisé dans une usine automobile. Il travaille en horaires postés. Âgé de 40 ans, il vit avec sa femme, professeure en télétravail, et ses deux enfants de 2 et 6 ans, dans une maison avec jardin en banlieue d’une grande ville.

J’ai observé trois grandes phases dans le confinement. La première a duré quatre jours et correspond à la période où mon employeur m’a demandé à continuer de travailler à l’usine. La deuxième a duré trois semaines et correspond à la période où j’ai été placé en confinement. La troisième a commencé depuis quelques jours et correspond au moment où mon N+1 m’a envoyé des consignes en vue de la reprise du travail.

À l’usine

Entre le 17 et le 20 mars, c’est d’abord l’incompréhension qui m’a saisi. Mes responsables avaient constaté un retard dans la production et voulaient qu’on rattrape le retard avant le confinement. Nous n’avions aucun équipement, ni masque ni gel hydroalcoolique, et nous ne pouvions pas respecter la distanciation sociale. Tout le monde se changeait en même temps.

Un membre de l’équipe travaillant sur la même ligne que moi, mais sur l’autre demi-journée, a attrapé le Covid-19. Sa fille a posté l’information sur Facebook. L’infirmière s’est déplacée pour nous dire que la contamination n’était pas avérée. Mais plusieurs de ses collègues, inquiets, ont exigé de pouvoir rentrer chez eux ou ont demandé à leur médecin traitant de leur prescrire un arrêt de travail. Et les syndicats ont souligné que la situation était inacceptable.

À partir de ce moment-là, c’est parti « en sucette ». L’ambiance était étrange. Une jeune collègue en contrat de professionnalisation est tombée malade. Ma N+2 lui a sauté dessus en lui intimant l’ordre d’aller à l’infirmerie. Moi-même j’ai été enrhumé et je toussais. Tout le monde me regardait.

On a franchi un nouveau cap quand le Président de la République a annoncé le confinement. Certains ont « pété les plombs ». Deux collègues sont partis parce que leurs femmes travaillent dans le champ de la santé et qu’ils devaient s’occuper de leurs enfants. L’équipe inverse de la mienne attendait des machines fabriquées en Allemagne qui ne sont jamais arrivées en raison du confinement à l’œuvre là-bas. Paradoxalement, alors que de nombreux salariés rentraient à la maison, eux qui étaient désœuvrés devaient rester à l’usine. En revanche, dans mon équipe, le travail restait dense et j’ai été obligé de changer de poste pour compenser des absences.

Face à la contestation, le placement en confinement a été décrété à partir du lundi 23 mars. Notre employeur nous a remis un numéro vert afin que l’on puisse poser des questions. Il a été convenu que mon chef m’appellerait tous les vendredis, ce qu’il a fait. J’ai eu aussi de nombreux échanges avec mes potes de boulot.

À la maison

J’ai constaté que mes proches avaient besoin de parler bien plus qu’avant. Ça fait des années que j’ai préparé une liste de personnes à appeler de temps en temps pour garder le lien et je les ai toutes contactées. Alors que nos conversations habituelles étaient assez brèves, là nous avons discuté au moins une demi-heure, voire trois quarts d’heure. J’ai organisé aussi des apéros Skype avec ma famille et la famille de ma femme. Mais je constate que certains ne sont pas à l’aise avec l’outil et restent mutiques devant l’écran.

Comme la météo est idéale depuis la mi-mars, je fais le barbecue presque tous les midis. Pendant que ma femme travaille ou qu’elle fait la classe à l’ainé, je m’occupe davantage de mon deuxième enfant. Je le change. Je vais le coucher. Des liens plus forts se sont créés. Il est plus proche de moi.

J’en ai profité également pour bricoler. J’ai commencé par ranger le placard où nous stockons les réserves alimentaires. Je voulais évaluer ce qu’on avait d’avance pour ne rien jeter, ne pas faire risquer leur vie aux caissières, aux éboueurs. Nous n’avons mis à la poubelle que les chocolats de Pâques de l’an dernier. Avec les grands-parents et les tontons des deux côtés, le stock était périmé.

Je remarque que nous n’avons pas commandé plus que d’ordinaire. Nous n’achetons que ce que nous aurions acheté dans les magasins s’ils avaient été ouverts. Il faut être citoyen. Si on nous avait annoncé qu’on nous apporterait des plateaux-repas à domicile, j’aurais accepté. Nous avons de la chance en France : on a le téléphone, on a Internet… En revanche, ça crée des besoins. Peut-être que les Français sont habitués à trop de confort. Ils comparent le confinement à la guerre alors que dans d’autres pays, les habitants sont totalement abandonnés.

J’ai rangé trois fois le garage ! Je cours une heure tous les jours. Je fais du vélo d’appartement. La créativité, moi, je n’ai pas ça dans mon panel… Je me suis contenté d’acheter un nouveau jeu vidéo qui permet à ma femme et à mon fils ainé de faire du sport. Nous passons de très bons moments ensemble. Le petit est à côté de nous et nous lui laissons croire qu’il participe aussi.

Nous applaudissons tous les soirs à 20 h, mais c’est surtout une occasion de communiquer avec les deux voisins les plus proches. Ce qui est certain, c’est que je ne supporterai plus les critiques adressées aux fonctionnaires, ou encore aux caissières. Mon frère et ma belle-sœur sont travailleurs sociaux et bossent énormément. Mon frère fait son boulot d’éducateur l’après-midi et enchaine sur les fonctions de veilleur de nuit.

Je connais aussi beaucoup mieux le métier de ma femme depuis que je suis à la maison… Je vois la charge de travail que cela représente. Elle anime un cours virtuel avec la classe dont elle est professeure principale, elle envoie des exercices et des corrections aux autres enfants, et on lui a confié une tâche supplémentaire : suivre individuellement une quinzaine d’élèves chaque semaine. Une de ses collègues et amies s’occupe d’une gamine qui se lève à 15 h, qui décroche complètement. Elle a alerté sa mère, fait presque le travail d’une assistante sociale. Toutes les deux veillent sur les élèves par conviction. D’autres s’y refusent. Certains ont de la bonne volonté, mais ne savent pas utiliser Internet et sont en difficulté pour assurer le télétravail.

Ma femme est beaucoup plus créative que moi. Par exemple, elle a écrit une chanson pour ses collègues et s’est filmée au piano. Mon fils est comme moi. Il a tendance à s’ennuyer facilement. On fait des jeux de société, mais il s’en lasse au bout de quelque temps. Quant aux jeux de construction, il n’en raffole pas.

Tant qu’il avait classe tous les jours avec sa maman, j’avais de l’occupation avec le plus jeune. Maintenant, j’ai le sentiment de ne plus être utile. Je souhaiterais passer de la lasure sur les fenêtres et les volets, mais les magasins de bricolage sont fermés. Heureusement, j’ai appris aujourd’hui que je pouvais la commander, je suis content. Mais certains matins, quand je me lève, c’est le désert. Au travail, je me fixe des objectifs pour la journée et ces derniers temps, je n’en avais plus. Et puis le fait que le temps passe et que je ne fasse rien m’angoisse. Quand je fais le bilan, j’ai traversé un mois de vie sans rien faire, rien produire. Paradoxalement, il y a des tâches que l’on pourrait remplir, mais qu’on repousse de jour en jour, comme trier les papiers. Alors je me réjouis quand un petit évènement se produit : l’autre jour, c’était celui où je changeais les draps…

Vers la reprise

De toute façon, la reprise s’annonce. J’ai reçu un questionnaire à remplir chaque jour : je dois noter ma température corporelle deux fois par jour et indiquer, par exemple, si je tousse ou si j’ai des courbattures. Et ce pendant quatorze jours. J’ai été informé qu’il n’y aurait plus d’équipe de nuit. Les collègues qui en faisaient partie seront présents pour vérifier que nous respectons les bons comportements. Ils ont déjà entouré les machines de cellophane. Lorsque les ouvriers auront besoin de quelque chose, ils devront lever la main et attendre que quelqu’un vienne jusqu’à eux. Un sens de circulation sera établi et nous ne pourrons nous changer qu’un par un, ce qui va prendre un temps fou.

L’ainé va reprendre l’école le mardi 12 mai puisque la veille sera dédiée à la prérentrée des instituteurs. Le second retournera chez son assistante maternelle, que nous avons continué à payer pendant le confinement, ce qui est amplement mérité. Dans ces conditions, je ne vois pas comment je pourrais ne pas retourner à l’usine. Sauf s’il n’y a pas de cantine ou que mon fils va à l’école en alternance avec d’autres classes. Dans ce cas, ma femme ou moi serons bien obligés d’être présents.

Ce qui me préoccupe dans le retour au travail, c’est qu’il n’y ait pas suffisamment de masques ou que nous ayons à faire face à du relâchement au bout de quelques jours.

Jérôme, ouvrier dans une usine automobile
Propos recueillis et mis en récit par Corinne Le Bars

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