Lundi 4 mai
5h45. Certes, j’ai tenu jusqu’à cette heure avec une aide chimique, mais l’important est que l’aube se dessine déjà. Je n’utiliserai pas la lampe de Lucie aujourd’hui.
Hier soir, vers 21 h, au moment où je commençais une comédie sans prétention d’un humoriste passé derrière la caméra, un coup de fil a retenti et a finalement occupé ma soirée. Une participante au Comité de rédaction de la Revue Française de Service Social, auquel j’appartiens depuis septembre, m’a gentiment soutenue en me proposant plusieurs pistes d’écriture. Elle sait ce que c’est de devoir trouver des auteurs pour alimenter un numéro. Elle en connait l’angoisse, les affres. Et si je n’avais pas mes sept ou huit articles en juillet ?
Elle a pensé à deux anciens bénéficiaires du travail social qui ont raconté leur vie dans un livre (ce qui m’en évoque un autre…). À des travailleurs sociaux qui ont raconté des histoires d’usagers dans leurs propres livres. Elle a aussi en tête l’intérêt qu’un juriste commette un article sur les écrits professionnels que la loi rend obligatoires (j’avais déjà contacté quelqu’un en ce sens, mais n’ai à ce jour aucune réponse). Elle pense enfin à sa voisine et à son neveu avec lesquels elle pourrait entrer en dialogue ; l’une écrit son journal intime depuis des années, l’autre raconte avec humour ses échanges avec son assistante sociale (de quoi en faire un livre !).
Les histoires d’a…, les histoires d’a…, les histoires d’accompagnement. Les histoires des aidés. Les histoires des aidants. Les histoires des aidants qui aident les aidés. Des aidés qui, parfois, aident les aidants. Les récits au cœur des interventions sociales. Récits de ceux qui parlent de leur vie pour se faire entendre, comprendre, aider. Récits de ceux qui racontent la vie des autres pour évaluer, demander, obtenir… Récits de travail, d’éthique, de travers… Et si tout n’était que récit ?
Il y a quelques jours, j’ai envoyé un mail de rappel aux auteurs-trices que j’avais pressenti-e-s et qui n’avaient pas dit expressément non. Une réponse d’Anne-Laure, Française qui vit en Belgique et travaille dans un centre d’accueil de mineurs non accompagnés. Suivie de son texte, que je n’ai pas encore lu. Silence radio de la part des autres. J’ai donc en ma possession un seul papier à dix semaines de la date-butoir. Le 14, je ferai une nouvelle tentative. Dirai que nous sommes à 2 mois tout pile de la réception des articles. Solliciterai les autres membres du Comité de rédaction. Demanderai si je peux en écrire un moi-même.
J’entrevois une solution à la pénurie : cela fait plusieurs années maintenant qu’avec Valérie, une amie belge travaillant à la Fédération des CPAS des villes de Wallonie, nous tentons de réunir des textes pour un ouvrage baptisé provisoirement Histoires de vies et solidarités. Des chapitres sont entreposés dans mon ordinateur portable depuis des mois. Le dossier a plutôt l’allure d’une chambre froide désormais. Il suffirait de décongeler les textes et de les infléchir, avec l’accord de leurs auteurs, pour que le numéro sorte en un tour de main. Je vais écrire à Valérie de ce pas.
Hier soir, j’ai décidé que j’irai voir mon père le lendemain : je me préparais à lui poster le formulaire dont il avait besoin pour compléter sa déclaration d’impôts lorsque m’est venue l’idée qu’il était seul depuis le 17 mars, qu’il n’avait vu que ses commerçants et encore, pas tous les jours, uniquement lorsqu’il sortait faire ses courses. À presque 84 ans, vivant seul, ayant fait un AVC deux ans plus tôt, je me suis dit qu’il s’agissait d’une personne vulnérable ! J’ai coché la case ad hoc sur mon attestation, suis passée à la pâtisserie acheter deux petits gâteaux, emporté un petit cadeau pour lui (mon premier album photo du confinement, que j’ai fabriqué en quatre exemplaires pour le plaisir d’offrir) et mon PC, sur lequel j’ai pris la peine d’enregistrer les dernières vidéos que ma fille a faites des petits faisant du sport devant la télé.
Le plus jeune des deux est à mourir de rire lorsqu’il essaie d’imiter son papa et son grand frère en train de pratiquer échauffement, course à pied ou encore étirements de fin d’activité. Lorsque papa se met en position de fente pour étirer les muscles des mollets, il a du mal à prendre la pose, s’accroupit. Lorsque papa fait des abdos en croisant ses mains derrière le crâne, il se tient les oreilles. Lorsque son frère ainé fait des moulinets avec ses bras, les siens ont du mal à tourner en même temps. Il tente même un grand écart et tombe mains à plat sur le tapis… Et que dire du film où il chante Baby Shark dans le micro, version hard rock !
Corinne Le Bars, écrivain public et biographe
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