Adèle Wine a achevé, mi-mai, sa deuxième mission de huit semaines en tant que supply manager (responsable de l’approvisionnement) d’un Centre de traitement Ebola de Médecins Sans Frontières (MSF) en Guinée.
Fin septembre 2014. Dix ans ont passé depuis ma dernière mission MSF. Dix ans ! Voilà pourquoi le manque se fait plus présent. Je préviens MSF que j’ai à nouveau des disponibilités. Et je contacte toutes les sections européennes, je veux partir.
En 2005, j’étais logisticienne/administratrice, un transfert de mes compétences de régisseur et directrice de production cinéma. Mais je sais qu’en dix ans, la logistique s’est beaucoup spécialisée chez MSF et que les logiciels ont évolué. Et je ne suis pas une experte dans ce domaine.
Pascal, le pool manager urgence de Bruxelles, me téléphone au lendemain de ma candidature :
– Tu serais d’accord pour partir en Guinée ?
La Guinée, Ebola.
– Oui, je suis d’accord.
– Tu peux partir dans une semaine ?
Finalement, je vais être « supply manager ».
– Euh, comment dire ? Je n’ai jamais fait ça. Je ne connais rien à l’approvisionnement. Tu es sûr que c’est une bonne idée ? C’est un programme d’urgence et c’est Ebola !
– Oui, ne t’inquiète pas, avec tes compétences et ta longue expérience professionnelle, je suis confiant.
Bon ! S’il est confiant… Après tout c’est lui qui sait. Oui, mais voilà.
Une semaine plus tard, je suis dans l’avion. Je n’ai pas eu le temps de me remettre à niveau. Je réfléchis au peu que je sais. Le supply, outre l’achat de quantités de produits en tout genre, sur place ou à l’étranger, consiste à faire en sorte que l’on ne soit pas en rupture des combinaisons indispensables pour entrer en zone High Risk dans le Centre de Traitement Ebola (CTE). Un seul élément manquant, et il est impossible d’approcher les patients. La vie ne tient déjà qu’à un fil (35 % de guérison dans le meilleur des cas à ce moment-là, fin 2014).
L’équipement, c’est la combinaison, trois paires de gants de tailles différentes, une cagoule, deux masques, des lunettes, des bottes… Pas un seul millimètre de peau ne doit être à l’air libre. Pour moi, l’inquiétude commence à poindre.
Guéckédou, 15 octobre. Le foyer de l’épidémie Ebola. Voilà, je suis en plein cœur de la Guinée forestière. Paysages somptueux.
Le premier jour, je rencontre B., que je vais remplacer. J’apprends qu’il a travaillé tous les jours de 6 h à 23 h pendant deux mois… Je commence par la visite des entrepôts wat/san (water and sanitation, eau et assainissement). Le chlore est un élément incontournable de cette mission. Sans entrer dans le détail, il y a différentes qualités dont une seule convient parfaitement. Générateurs, pulvérisateurs… Médicaments, PPE (les fameuses combinaisons), vêtements (tout ce qui entre dans la zone High Risk est systématiquement brulé), kits pour les « sortis guéris » (les rescapés qui rentrent chez eux) qui consistent en vêtements, alimentation, chlore, pour une famille et pour un mois. Kits de prévention (pour pouvoir se décontaminer), pièces de voitures et bien sûr, tout ce qui est nécessaire pour travailler au bureau (papèterie, cartouches d’encre…).
Première semaine. Je la passe avec B. Il m’explique les procédures, les protocoles, me montre comment fonctionne le logiciel. Je ne sais même pas comment utiliser l’ordinateur. Je note tout scrupuleusement, scolairement. C’est le défilé dans le bureau. Des demandes internes, des livraisons depuis le stock vers les différents départements. Des achats locaux. J’ai une équipe de deux acheteurs, trois magasiniers à la pharmacie, deux magasiniers pour les stocks, et pas d’assistants. Mon équipe staff nat (les employés guinéens) est une Rolls. Ce qui n’empêchera pas d’avoir quelques sueurs froides quand le nombre de patients passera du simple au quadruple en trois jours. On est au four et au moulin. « Multitask ». C’est l’urgence, il faut aller de l’avant.
Tout fonctionne. Sauf… Moi ! Je me demande si je n’aurais pas du refuser. J’ai peur de ne pas être à la hauteur.
B. part. Je n’ai plus le choix. Soit je préviens MSF que j’ai des doutes, soit je fonce. Et de toute façon, le temps de trouver quelqu’un (pas simple sur Ebola, on est déjà plusieurs centaines d’expatriés dans les trois pays principalement concernés, Guinée, Sierra Leone et Libéria), je suis encore là pour au moins un mois.
Je me lance. Il faut passer des commandes internationales pour les médicaments et les combinaisons une fois par mois, avec l’aide du médecin coordinateur, en faisant un suivi de consommation. J’apprendrai plus tard que, par précaution, plusieurs personnes ont établi des « stocks tampons » à l’intérieur du CTE. Mes suivis de conso sont donc faux… En outre, aucun inventaire n’a été fait depuis longtemps, ce qui s’explique par l’urgence de la situation. Nos stocks internationaux sont prévus pour un mois, mais tout arrive à Conakry et doit être acheminé par la route (trois jours de voyage en camion). Et les routes sont quasiment impraticables.
De plus, je dois « faire la coordination » avec le centre de Macenta (un peu plus loin que Guéckédou), où l’équipe est plus légère, et prendre en compte leurs besoins… flous. J’envoie des voitures tous les jours pour les dépanner.
Je réaménage les stocks, je rencontre les fournisseurs locaux. Je leur fais la guerre des prix. Je la gagnerai en partie — je ne suis pas folle, c’est l’Afrique — un mois plus tard. Je commande le gasoil pour les générateurs et les véhicules, soit une flotte de vingt-quatre voitures. Je fais le plein d’eau (qui vient de Conakry). On boit 2000 packs de six bouteilles d’un litre et demi par semaine au CTE.
Les conditions de vie sont bonnes, mais on est deux par chambres. Pas de lieux pour se retrouver seul, ce qui est important. On fait avec. On essaye de ne pas se gêner. On se surveille les uns les autres (c’est nécessaire pour réagir rapidement si l’on sent que quelqu’un ne va pas bien), on se soutient, on rit beaucoup, on s’entraide.
Le « non » n’existe pas. Du tout. On tente tout, on essaye de répondre à tout. Une énergie démesurée. Et toujours, toujours, ce plaisir de rencontrer des populations, de comprendre des traditions, de découvrir un autre pays. Je suis entourée de gens, aussi bien expats que nationaux, formidables. Et même, je n’ai pas peur de le dire, exceptionnels. Je dors peu mais je tiens.
Jusqu’au moment où ma remplaçante arrive. Dans la nuit, je suis malade. Je perds trois kilos. Tous les symptômes. Je suis immédiatement mise en isolation et testée. Je n’ai rien, c’est la fatigue… Je dors trente heures d’affilée. Je me réveille reposée. Totalement reposée, en pleine forme.
Deux expatriés sur trois sont malades à la fin de la mission. Deux mois c’est le maximum. Finalement, j’y suis arrivée. Je repars dans dix jours.
Adèle Wine (avec Brigitte Vivier)
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