Des récits du travail

Faciliteuse de vie

Accompagner un proche atteint par la maladie est une épreuve, mais aussi un travail. Une question de relation humaine, au-delà des approches législatives ou techniques traitées dans les débats en cours sur la fin de vie et les soins palliatifs.

Depuis le début je sais bien que c’est très grave. J’ai regardé attentivement le scanner, et le chirurgien qui disait : « je suis désolé, je ne vais rien pouvoir faire, c’est inopérable ». Le soir même, je me suis précipitée sur internet et j’ai cherché « tumeur médiastinale », « 8 cm », « carcinum à grandes cellules ». Et j’ai vu des statistiques. Un pronostic peu engageant avec un taux de survie très faible à cinq ans. À ce moment-là, je ne lui ai pas dit les choses comme ça, simplement : « On va organiser notre vie différemment. ». J’ai alors rameuté l’entourage et établi un plan d’attaque. Je suis devenue accompagnante, bien malgré moi

C’est là que je me suis mise à penser à sa place, pour avoir le recul nécessaire par rapport aux informations qu’il reçoit. On te dit « adénopathie cervicale », on ne te dit pas : « vous avez une tumeur qui vient toucher vos glandes » ! Avec les grosses maladies comme ça, les médecins ne disent pas tout. Probablement pour ne pas effrayer. Ils répondent à demi-mot, un peu à côté et de manière floue. C’était le cas du premier rendez-vous avec la cancérologue. Une question d’Éric, une seule : « vous pensez que vous allez réussir à faire quelque chose pour moi ? » La réponse : « Je fais ce métier parce que je pense que je peux guérir. » « Je peux » a-t-elle dit. Sans certitude. Pas de chiffre sur les chances de s’en sortir, ni d’échelle de gravité.

J’ai donc commencé comme ça ma formation médicale, sur le tas. En allant sur des sites internet choisis, en posant des questions, en m’informant. Parce que c’est nécessaire de ne pas se cacher derrière son petit doigt ! Il a besoin de connaitre la réalité pour savoir comment agir. Et le malade n’est pas forcément capable d’aller chercher tout seul cette information. Il n’a pas l’énergie. Alors je supplée à ce manque en lui offrant ma propre énergie, en la décuplant.

IMG_4840Il faut donc regarder toujours devant, car la maladie est aussi apprentissage de l’acceptation de ce qui arrive. Hier encore, il était en pleine rébellion contre sa fatigue. Sa jambe en tremblait de colère. Alors je lui ai dit qu’elle était là pour lui dire de se reposer, pour aller mieux après. « Tu peux dire que tu en as marre, et je te comprends ! Mais l’accepter et le vivre, c’est obligatoire, et c’est certainement la seule solution pour pouvoir avancer… »

Mon rôle ici, c’est de retirer toute tragédie sur un chemin dont la fin est difficile. Pendant longtemps il se sentait victime : « Vous ne pouvez pas comprendre. » Alors je lui ai montré qu’il n’était pas seul dans cette histoire et qu’il était compris. C’était une première étape nécessaire avant le bilan : une vie formidable, toujours entouré, aimé, dans un monde protégé. Je lui dis souvent : « Les trois années du cancer représentent peu par rapport au reste. Mais aussi trois ans pleins de moments très forts qui nous font avancer ». Et j’ajoute : « Ton cancer n’est pas une fatalité ni un destin funeste ».

Je suis dure en pointant du doigt certaines choses comme ça. Mais j’adoucis aussi son quotidien en ne marchant pas seulement devant, mais à ses côtés. C’est-à-dire être dans l’empathie et la bienveillance. Et c’est capital parce que c’est ce qui permet à l’autre de ne pas se sentir seul face à sa maladie.

IMG_4899J’adoucis donc son quotidien en le touchant, en lui faisant des massages contre son mal de tête, en cherchant tout ce qu’il peut accepter de manger afin qu’il ne perde pas ses forces, lui qui maigrit tant. Couper en tout petits bouts pour qu’il ne s’étouffe pas, analyser sa toux, préparer ses médicaments, lui montrer comment prendre soin de lui-même. Trouver des solutions aussi, comme avant hier quand je suis revenue avec un tabouret pour la douche. Depuis quinze jours, il menace de se casser la figure.

Je ne lui impose rien de tout cela, mais je l’amène à trouver ces choses nécessaires. Une canne, le fauteuil pour qu’il puisse se reposer sans avoir mal au dos, la table roulante toujours à côté de lui avec de quoi grignoter, le casque audio pour la télé pour pallier la dégradation auditive qu’ont causée les chimios à répétition. Je suis aussi sa voix perdue qui passe les coups de téléphone, et ses doigts fatigués qui écrivent ses mails. En fait, je suis une faciliteuse de vie.

Au fil du temps, la faiblesse s’accentuant, il devient un être réduit à sa fragilité humaine, comme un trait stylisé. Mais si humain, si beau… Et mon rôle, c’est de lui montrer ça justement. Que son intégrité d’être humain n’est pas atteinte, et il n’est pas question de le réduire ni à sa faiblesse ni à sa maladie.

Ce qui est important c’est donc aussi de respecter ses secrets, son intimité et de ne pas plaquer sur lui mes propres désirs. C’est-à-dire ne pas le juger, même si je me dis souvent qu’à sa place j’agirais différemment. Il fait avec ce qu’il est, où il en est. Ne jamais sermonner surtout, et ne conseiller que s’il le demande. Car du conseil au jugement, il n’y a qu’un pas…

Mon rôle c’est aussi de l’aider à mettre en mots les choses concrètes de la maladie. Quand il a appris qu’il avait un cancer, il était seul à l’examen. En rentrant il n’a pas réussi à me dire le mot. Et pendant très longtemps il n’y est pas parvenu. C’est donc aussi lui donner l’espace et le courage de faire sortir les mots qui disent ce qu’il ressent, sa difficulté de vivre si fatigué, ses peurs, sa fin.

C’est en fait le préparer à aborder l’indicible, l’impensable même, et entrevoir le chaos de la fin le plus sereinement possible.

Si je n’étais pas là, il ne dirait pas ces mots. À qui les dire ? Les visiteurs qui ne font que passer ont souvent peur de tout cela, peu sont capables d’en parler, et d’entendre.

Souvent effrayés de poser directement au malade les questions qui les taraudent, ces visiteurs recherchent ainsi ma parole à moi, pour savoir ce qu’il se passe réellement. Je sers de courroie de transmission qui fait qu’il ne perd pas complètement pied avec le monde extérieur.

IMG_4836Et c’est un travail sans pause. Quand on a appris la nouvelle en janvier, je n’étais plus prof heureusement, j’avais déjà pris ma retraite anticipée. Je n’aurais pas pu l’accompagner comme je l’ai fait dès le début. Dès qu’il avait un souhait, on le faisait. Entre deux chimios : un weekend ! Une fenêtre ? On y va ! Un désir ? On le contente ! Cette disponibilité-là, tu ne peux l’avoir que si tu es à temps plein dans le travail d’accompagnement. Et sans cet accompagnement-là il ne serait plus là. Il me le dit souvent. Être malade et jouer l’accompagnant à la fois, c’est impossible.

Dans le système médical on est bien pris en charge physiquement. Mais on te balade d’un examen à un autre et on te balance tes résultats sans bien t’expliquer, et tu es seul à attendre qu’on te dise des horreurs, puis on te renvoie chez toi, seul. Jusqu’au prochain rendez-vous. Terriblement sinistre…

Beaucoup trop de personnes meurent dans la solitude et vivent la fin dans l’angoisse. Alors que c’est un moment si important de l’existence ! Qui peut être si beau s’il est bien vécu…

Martine Casgha. Propos recueillis et mis en forme par Flore Viénot


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