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Travail blessé, travail vivant

Série documentaire de Jean-Robert Viallet, sur une idée de Christophe Nick, 2009.

À l’occasion de sa projection publique lors d’une rencontre à Saint-Gély-du-Fesc, retour sur un documentaire éloquent sur le travail tel que malmené par les logiques gestionnaires contemporaines.

La mise à mort du travail se termine par un volet très pessimiste intitulé « La dépossession ». De quoi s’agit-il ? Le documentaire expose les aléas de la reprise de l’entreprise de charriots élévateurs Fenwick par un fonds d’investissement américain qui se paye sur la bête : l’endettement engagé dans l’opération de rachat est levé progressivement sur des fonds dégagés par l’entreprise. Le réalisateur et les personnes qu’il interroge (dont Christophe Dejours et Vincent de Gaulejac) démontent, sur ce cas précis, le peu de cas que fait le monde financier d’une logique industrielle, et leur peu de considération du travail et des travailleurs. Ce sont d’abord les vendeurs qui sont coachés (on ne s’occupe que des excellents et des bons afin de transformer les seconds en premiers).

Le secret de la réussite ? Vendre des charriots à des entreprises qui n’en ont pas besoin, ou encore entourlouper les acheteurs potentiels avec des phrases aussi dépourvues de sens que celle-ci : « Plus vous serez exigeants, plus vous serez Fenwick. » Une fois les ventes faites, en augmentation, il faut diminuer les couts de production.

Autre coaching : reprendre au toyotisme (la méthode de développement qui a fait de Toyota la première marque automobile mondiale pendant quelques années) son souci de mettre en œuvre des améliorations constantes proposées par les ouvriers, pour au final contribuer à l’augmentation des cadences et des profits, mais aussi à la diminution de l’effectif (cent postes supprimés au bout d’un an pour une production plus importante). Dans les faits, chaque travailleur doit proposer chaque semaine une idée d’amélioration. Peuvent-ils y trouver leur compte ? Lors d’une rencontre avec leurs camarades de l’usine Toyota située dans le département du Nord, ils recueillent les propos désabusés de syndicalistes. Ceux-ci démontent cette nouvelle forme du capitalisme, qui dépasse le fordisme en cynisme : ce sont désormais les travailleurs qui creusent leur propre tombe.

Le documentaire est dur, informé et parfaitement clair. Le passage d’une logique industrielle à un dépeçage financier continu est ponctué de commentaires pour la plupart éclairants. Si l’on peut émettre une critique sur ce volet, c’est que la parole des travailleurs n’est sollicitée qu’en réaction à des demandes de plus en plus folles. Le film n’envisage pas de les faire parler de leur manière de s’y prendre pour agir, individuellement et collectivement, sans que ce travail n’empoisonne trop leur vie.

Dès lors, le travail, celui des commerciaux, des responsables ou des ouvriers, est totalement absent de l’image, mais aussi des paroles prononcées. Cette confiscation se lit dans la monopolisation du discours de surplomb par les deux extrêmes que représentent les coachs, en quelque sorte exécutants des basses œuvres, et les chercheurs qui décryptent les « manipulations » de l’acheteur peu loquace, mais vu à Davos et sur une piste de danse. Encore une fois, la parole des travailleurs et la complexité du travail sont passées par pertes et profits, si l’on peut utiliser cette expression qui semble appropriée dans le cas de Fenwick. Comment font-ils pour se débrouiller de ces logiques, puisque la plupart, malgré tout, s’en débrouillent ?

Richard Étienne