Élodie est formatrice dans l’Hérault. Elle a été placée en télétravail à temps complet depuis le début du confinement. Mais comment continuer à former ou accompagner des stagiaires, travailler avec des collègues sans être en présence ?
Jour 1
C’est quand le jour 1 ? Le jour où tu te prépares, tu sens que cela arrive ? Ou celui qui a été déclaré en tant que tel par les pouvoirs publics ?
Pour moi, c’est le lundi 16 mars, quand j’ai annulé ma journée de congé et que je me suis rendue sur mon lieu de travail pour aider mes collègues à préparer l’arrivée de la crise, à gérer l’urgent, et étonnement : à nettoyer. C’est sécurisant de nettoyer, de ranger. Ce 16 mars, c’était un peu notre 31 juillet à nous : quand nous sommes toutes les quatre, que nous mettons un fond de musique, que nous nous baladons pieds nus et que nous rangeons et nettoyons les locaux avant de fermer pour un mois. Là, quand nous avons fermé, ce n’était pas pour les vacances, c’était le cœur lourd. Devant la porte fermée, nous étions à plus de deux mètres de distance l’une de l’autre et nous n’avons pas pu et nous n’avons pas voulu retenir nos larmes. Je crois que nous sommes conscientes à ce moment que demain sera un autre monde. Nous sommes conscientes que nous avons passé dix heures ensemble aujourd’hui et que nous n’en aurons plus l’occasion pendant une certaine période. Nous sommes conscientes que ce changement aura des conséquences sur notre travail : celui de demain, celui de la semaine prochaine, celui des prochains mois, mais aussi et surtout celui de nos collègues et celui des personnes que nous accompagnons.
Je travaille dans un centre de formation privé pour adultes. L’équipe est composée d’une responsable d’agence, une assistante de gestion et de quinze formateurs et formatrices dont seulement deux en CDI : ma collègue Julie et moi. Nous sommes à nous quatre (la responsable de l’agence, l’assistante et nous deux formatrices) un peu le « poumon » de l’agence.
À 15 h, nous avons fait une réunion extraordinaire, l’annonce du siège est tombée : « On ne pourra pas faire bosser tout le monde. » Il faut donc choisir quels sont les groupes que l’on maintient ? Les plus rentables bien sûr. Quels sont les groupes qui peuvent travailler à distance ? Est-ce que c’est possible techniquement, pédagogiquement ? Quels sont les formateurs et formatrices que nous allons pouvoir faire bosser, et à combien d’heures par semaine ? Là, à cet instant, je pense à la loi du marché. Je suis figée sur ma chaise, je n’arrive pas m’exprimer, j’observe ce qui se passe, ce qu’il se dit. « Et toi Élodie, tu veux quoi ? » Je veux travailler, le plus possible. Je le sais : si dans ces conditions, on me retire mon travail, je ne vais pas tenir.
Nous avons rempli nos coffres de voiture, comme si nous partions à durée indéterminée. C’est une expérience connue pour moi : faire des sacs, c’est l’histoire de ma vie. Je peux faire un sac, analyser l’existant et le prioritaire en très peu de temps.
Arrivée à la maison 19 h 30, départ ce matin 7 h 30. Je sens que je vais m’écrouler, je décharge tous les sacs cabas dans le salon, les ordinateurs, mes affaires personnelles, je fume une cigarette et j’attends 20 h.
Jour 2 – mardi 17 mars
Toujours pareil : se sécuriser, instinct de survie. Je me lève tôt, je mets de la musique très forte, et je range tout, je nettoie tout dans la maison, en un temps record. Je réfléchis à une organisation : trois pièces, soixante mètres carrés, même si nous sommes à la campagne et que nous avons deux balcons, un jardin et la forêt à proximité : il faut s’organiser. Je sacrifie la chambre d’amis en bureau pour conserver l’espace commun, cuisine ouverte sur salon, comme un espace partagé et neutre. Je me demande comment je peux disposer le bureau de façon à ce qu’il soit tourné sur l’extérieur. J’ai une belle vue, j’ai acheté cette maison pour cela.
À 12 h, la cloche sonne douze coups, comme tous les midis. Je me dis deux choses : c’est rare que je l’entende sonner un jour de semaine ; nous sommes mardi 17 mars à 12 h.
Une fois installée, je me connecte, et c’est parti. J’ouvre mon agenda et je me rends compte qu’il n’a plus d’intérêt : planning du centre annulé, sorties avec les ami·es annulées, rendez-vous divers annulés.
Nous avons créé un groupe de communication avec toute l’équipe. Pour l’instant, l’ambiance est chaleureuse et conviviale : selfie en mode télétravail, blagues sur le confinement, etc.
Dans l’après-midi, je fais une pause, et je décide d’établir des listes avec des codes couleurs par catégorie de ce qui m’anime ces derniers temps. Je les scotche l’une à côté de l’autre, un peu de travers, au-dessus de mon bureau. Se sécuriser…
Jour 3 – mercredi 18 mars
Après se sécuriser : prendre soin de soi. Ils le disent : la crise va être longue. Je pars courir une heure, je me dis que je vais aller courir tous les jours et que je vais me fixer des challenges, je commence à me chronométrer. Je suis dans les bois, je ne croise personne, je cours et je crie.
Je rentre, je range (toujours) et je me connecte. Je ne sais plus ce que je fais.
Jour 4 – jeudi 19 mars
Je garde ce rythme : me lever tôt, courir, ranger puis se connecter.
Ce jour, je me souviens ce que je fais : chaque référent de groupe doit appeler tous ses stagiaires pour prendre des nouvelles et leur dire que nous cherchons à maintenir la formation et à l’organiser à distance. Je suis référente des formations BTS. J’ai neuf personnes à contacter, cela va aller vite. Je crée un tableau, je réfléchis au titre : « Suivi BTS – … », puis je me résigne à « Suivi BTS – crise covid-19 ». Je ne voulais pas l’écrire, je ne voulais pas le dire. 14 h, je commence mes appels. Première question : comment allez-vous ? Et vos proches ? Deuxième question : la formation à distance, leurs besoins, leurs idées, leurs appréhensions. Troisième question : je ne sais plus. Il faut garder du lien, rester en contact. 17 h 30 : fin des appels.
Jour 5 – vendredi 20 mars
C’est le printemps.
Je ne vais pas courir, les annonces du siège sont tombées hier soir. Nous savons désormais et de manière officielle qui « bossent » et qui « ne bossent pas ». Sur toute l’équipe, seulement deux sont à 100 %, dont moi, et deux autres à temps partiel. Le siège prévoit une fin au 30 juin, pas avant…
C’est la crise dans l’équipe, sur notre groupe de communication, tout le monde ne comprend pas, les formateurs et formatrices indépendant·es parlent de mettre la clé sous la porte.
Je sens que je suis une favorisée, je n’ose plus m’exprimer au sein du groupe. Ma responsable m’écrit : « Ce n’est pas un cadeau qu’on t’a fait. »
À 17 h, je décide de me rendre chez ma mère dans le village à 10 km, j’ai besoin d’une imprimante et d’un scanner pour continuer à travailler. Je n’ai pas allumé le contact de la voiture depuis lundi – jour 1. J’ai peur de sortir, de voir comment c’est dehors, de voir les rues vides, les magasins fermés, d’être interpelée par la gendarmerie.
19 h 30. La semaine a été éprouvante, je coupe tout. Je pèse la signification du mot « éprouvant ». Nous verrons lundi 8 h après tout… c’est le weekend.
Jour 8 – lundi 23 mars
Je décide de commencer ma semaine en respectant mon rythme habituel, j’enfile mon costume de formatrice et je me prépare à notre réunion en visioconférence qui permettra d’organiser le travail de notre équipe réduite.
Quel jour sommes-nous ? J’inscris la date sur une feuille et je détaille les objectifs de la semaine par ordre de priorité. Dans ces conditions, avoir une vision à long terme serait inadapté. J’ai totalement abandonné mon agenda, vide pour ces prochaines semaines. Seuls les rendez-vous importants pris depuis plusieurs mois sont indiqués, et vont s’annuler dans ces prochains jours avec les nouvelles annonces du gouvernement. Parfois, je regarde mon planning en ligne et je me dis « Tiens, j’avais quoi normalement aujourd’hui. » Je ne sais pas pourquoi je fais cela.
Après avoir défini une organisation de ma semaine, je réfléchis aux modalités pédagogiques : limiter les temps de visioconférence à deux heures, préparer les stagiaires à ces temps-là, alterner les méthodes et les outils de communication, proposer des entretiens téléphoniques et des corrections individuelles.
Jour 9 – mardi 24 mars
C’est assez déroutant… j’ai toujours mis un point d’honneur à marquer une distance professionnelle avec mes stagiaires, en particulier ceux qui suivent une formation BTS en alternance. En effet, ils sont souvent jeunes et j’ai peu d’écart d’âge avec eux. Aujourd’hui, ils ont accès à mon numéro de téléphone, à mon compte SKYPE et à la décoration de ma chambre d’amis. C’est déroutant parce que c’est un principe de base de mon approche pédagogique, c’est une caractéristique de ma personnalité de formatrice. Une caractéristique qui a souvent ouvert le débat avec mes collègues : « Ah oui ? Moi je leur dis quand je me présente que je suis mariée, que j’ai deux enfants, que je fais du cheval et que je vis à Sommières. »
Jour 10 – mercredi 25 mars
Finalement, animer une séance pédagogique en visioconférence n’est pas si différent que je l’avais imaginé. Ce sont toujours les mêmes qui distraient la séance, dans ces circonstances, c’est plutôt amusant : « Mais madame, vous ne pouvez pas me sortir du cours ! ». J’ai fini par trouver comment couper une communication sans interrompre la visioconférence avec tout le groupe. Ce qui change, c’est d’animer une séance, d’être pleinement dans le rôle, de présenter, expliquer, échanger tandis que l’un est dans son lit, l’autre est assis à côté des bouteilles vides de la veille, un autre échange avec sa petite amie, etc. Quel cadre pouvons-nous mettre dans ces circonstances ? En fin de compte, cela met profondément en question nos limites entre domaine privé et domaine professionnel.
Jour 11 – jeudi 26 mars
Je crois que je commence à trouver un rythme. Mon conjoint également. C’est étonnant d’être en communication avec mon milieu professionnel devant lui : mes collègues, mes stagiaires, ma supérieure hiérarchique. J’imagine qu’il m’écoute parfois alors je soigne ma communication.
J’ai l’impression que mes voisins sont devenus ma famille : je me lève avec eux, j’observe leur rythme de vie et nous nous retrouvons à 20 h. C’est plutôt chaleureux. Je dois tout de même composer mon télétravail entre fenêtre fermée ou ouverte avec la voisine qui scie des palettes pour faire un salon de jardin, mon voisin italien qui appelle sa famille sur sa terrasse et Monsieur Auzas, enseignant à la retraite, qui a ressorti son solex du garage et qu’il essaie dans le quartier.
L’hyper communication commence à me fatiguer. Entre les appels téléphoniques, les appels visio, les groupes de communication, les mails, et le travail uniquement sur ordinateur ; à la fin de la journée, je n’ai plus envie de voir un écran, d’appeler la famille ou les amis. Je me sens chargée mentalement plus qu’à l’habitude.
Jour 12 – vendredi 27 mars
Ma mission de ce jour consiste à prendre contact avec un ensemble de personnes en recherche d’emploi, accompagné par deux de mes collègues actuellement au chômage. Je médite sur le sujet : rechercher un emploi en période de confinement. Les objectifs de cette mission sont de donner les informations quant au maintien de la prestation sur laquelle ils se sont engagés et de les rassurer sur mes capacités à poursuivre l’accompagnement, créer le lien. Être à leur écoute, échanger sur leurs difficultés, soutenir, proposer des solutions. Bref, être conseillère en insertion. J’avais rendu mon tablier il y a plus de deux ans. Je dois réapprendre, retrouver la posture, les mots ; puis, prendre la suite de collègues avec lesquels je n’ai certainement pas la même conception de l’accompagnement. Pour moi, accompagner c’est être « à côté de », ne pas faire à la place, ne pas être devant comme un mentor, ne pas être derrière non plus comme une assistante. Pour moi, accompagner, c’est éveiller, soutenir et valoriser.
Au-delà des conceptions de l’accompagnement qui peuvent être différentes, je dois gagner la confiance de personnes qui ne m’ont jamais vu. L’un d’entre eux dans l’après-midi me dit : « Qu’est-ce qui m’assure que ce n’est pas un canular, vous savez, on voit de tout de nos jours ! ».
À la fin de ma journée, après avoir contacté seulement la moitié des personnes que je comptais appeler, je trouve un mail qui indique que le financeur suspend ces prestations jusqu’à nouvel ordre. Je craque : non, je ne rappellerai pas toutes ces personnes pour leur annoncer.
Les jours suivants
Ils se ressemblent, j’ai l’impression d’être dans une routine infernale. Toute la diversité de mon métier est limitée à des tâches répétitives et administratives. Les problèmes de communication se cumulent : problème de réseau, de connexion, mais également de compréhension : la limite des échanges par écrit se fait connaitre. Des malentendus apparaissent, travailler en équipe à distance est encore une autre affaire et les réunions hebdomadaires de notre équipe réduite ne sont plus suffisantes. Puis vient la démotivation : des personnes que nous formons, que nous accompagnons, mais également celle de l’équipe qui commence à s’essouffler. En effet, l’innovation pédagogique de départ a fait son temps. La question du sens est omniprésente. Nous questionnons le sens de nos propositions pédagogiques, du travail en équipe, du rapport au travail, au temps… Tout s’entremêle : être disponible, être solidaire, avoir du temps, gagner sa vie.
Élodie, formatrice
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Belle analyse de cette période fantôme .sera t elle que périodique …. L avenir me semble bien incertain..☹️