Un article du site Arrêt sur images relate l’attribution controversée du prix Bayeux, récompensant les travaux de correspondants de guerre, à un photographe irakien. Accompagnant une unité gouvernementale engagée dans la bataille de Mossoul contre Daech, le photographe assiste à des exactions de soldats lors d’un interrogatoire de prisonniers, jusqu’à s’y retrouver impliqué. Sous la pression d’un officier, de soldats, à deux reprises il franchit la limite entre la position du le témoin et celle de l’acteur, et porte des coups contre les détenus. Craignant pour sa sécurité, il a fini par interrompre son reportage. Des moments éprouvants, dont il a témoigné dans la presse, en expliquant son choix de documenter les scènes de torture, sa volonté de contribuer à ce qu’elles cessent en les dénonçant images à l’appui.
Jusqu’où accepter de faire un travail qu’on réprouve moralement ? Question portée à son paroxysme dans le cas de ce photographe : par les risques qu’il prend du fait de son implication dans l’activité de ces soldats, pour la circonstance collègues de travail ; par les gestes qu’il accomplit, violents à l’égard d’un prisonnier sans défense. Mais une question ordinaire du travail. Il est manifeste ici que ce n’est pas un dilemme moral individuel, à méditer de son côté, en prenant le temps de la réflexion. C’est dans l’urgence de la situation de travail du rapporteur qu’il faut décider, sous la pression des autres qui sont là : les collègues engagés dans l’activité (obtenir des informations sur les mouvements ou les intentions de l’ennemi), la personne destinataire de l’activité (le prisonnier qu’il s’agit de faire parler). C’est un compromis à trouver entre des buts différents, et même divergents : torturer, ou bien dénoncer la torture. Pourquoi les soldats lui demandent-ils de faire comme eux ? Quels sont les liens qui le relient à eux, qui l’amènent à être solidaire d’eux, au moins à l’instant présent ?
Autre question ordinaire : ce que l’on fait à soi-même en s’occupant d’autrui. En protégeant, comme en soignant, en éduquant, en protégeant, que l’on y parvienne plus ou moins bien, on s’occupe aussi de soi-même, on se fait plus ou moins du bien, ou du mal. Il n’y a pas de proportion entre les souffrances du prisonnier et les ressentis du tortionnaire. Mais les coups qu’a portés ce journaliste, même en tentant de les mesurer, n’ont certainement pas fini de résonner en lui.
Et puis l’autre face : ce que l’on fait à toute l’humanité en s’occupant d’une personne. C’est aussi ça le travail : une activité qui dépasse toujours le moment singulier, qui s’adresse à autrui, au monde. Si ces gestes fugaces, ces coups malheureux, nous occupent aujourd’hui, c’est qu’il résonne très au-delà de la geôle où ils ont été portés.
Je n’ai pas d’avis sur l’objet de la polémique, l’opportunité d’attribuer un prix à cette personne. Il a eu le courage de parler de ce qui lui est arrivé à son travail. Je pense que chercher à comprendre ce qui s’est joué là, en débattre, dans son milieu professionnel et au-delà, peut être utile pour saisir ce qui peut se jouer dans le nôtre, dans des circonstances heureusement moins dramatiques.
Patrice Bride