Le groupe multinational Unilever avait décidé de fermer l’usine Fralib, près de Marseille. Au prix de 1336 jours de lutte et d’occupation de l’usine, les salariés ont sauvé leurs machines et leurs emplois. Ils inventent un nouveau modèle avec la Société Coopérative Ouvrière Provençale de Thés et Infusions, la Scop-ti. Gérard Cazorla est président de son conseil d’administration. Je l’ai rencontré au forum développement durable organisé par la municipalité de Vénissieux, et il m’a volontiers raconté son nouveau travail dans cette entreprise coopérative.
Moi, PDG ? Pas du tout. Je suis président du conseil d’administration de Scop-ti. Et ce titre n’a pas changé ma façon de vivre. Du temps de Fralib, j’étais technicien de maintenance sur les machines. En tant que militant syndical CGT, j’ai eu plusieurs mandats : secrétaire du comité d’entreprise de Fralib, au comité Unilever France et au comité européen. Je connais donc bien le fonctionnement de ce groupe, y compris au niveau financier. J’avais pris mes responsabilités dans l’activité de l’entreprise avec Unilever. Je continue à prendre mes responsabilités dans le cadre de la scop. Mais je n’ai jamais autant travaillé que depuis qu’on a essayé de me priver d’emploi. Quand j’étais technicien de maintenance je faisais mon boulot, l’autre équipe arrivait et prenait le relai. Maintenant, j’emporte les problèmes à la maison quand je pars de l’usine et je reviens avec le lendemain.
On a toujours des choses à faire qu’on n’a pas faites, qu’on reporte au lendemain. On prend du retard, et parfois on n’arrive pas à tout faire. On a beaucoup de sollicitations : de journalistes, de personnes intéressées par notre lutte, d’écoles qui veulent visiter l’usine, d’invitations à des congrès ou salons pour aller raconter l’histoire de la lutte et présenter nos produits. Ça me fait plaisir, je le fais volontiers. Mais parfois ça pèse parce que ça me prend énormément de temps. Les médias s’intéressent encore à nous. C’est bien, parce qu’on n’a pas de budget publicitaire. Leurs reportages nous permettent de promouvoir nos marques : 1336 et Scop-ti Bio. C’est bien aussi de montrer une bataille syndicale gagnée, parce qu’il n’y en a pas eu beaucoup ces dernières années. On a du mal à valoriser les victoires. Nous sommes un peu humbles, on ne se met pas trop en avant.
Problèmes humains, de qualité, de production, d’organisation… Parfois tout tombe en même temps. Mon travail, c’est de faire fonctionner l’usine malgré tout : régler un problème sur une machine, décider s’il le faut d’arrêter la production ou de reconditionner des sachets et des boites. Je dois piloter tout cela avec les différents services. Il faut aussi vérifier si les décisions prises vont dans le bon sens, par exemple la campagne de socio-financement que nous venons de lancer pour faire face à nos problèmes de trésorerie. Je m’occupe aussi des projets en cours, comme en ce moment celui du changement de packaging. Il s’agit de bien mettre en évidence que l’on n’utilise que des arômes naturels. Pour cela, il faut faire des études, mener des réflexions, prendre des décisions. Lorsque nous avons été certifiés par Ecocert, il a fallu beaucoup écrire pour démontrer que toutes nos infusions sont bios.
Je rencontre aussi les fournisseurs et les clients. La plupart de nos fournisseurs sont dans la Drôme ou dans le Vaucluse. Côté clients, il a fallu tout reconstruire après Unilever. Nous avons dû nous tourner vers les marques distributeurs pour avoir des volumes de vente. Système U, Leclerc et Intermarché nous ont fait confiance. Le circuit alternatif, militant, représente 25 % du chiffre d’affaires de nos marques. Là, il faut savoir répondre aux questions. La tisane qui favorise l’endormissement ? Tilleul ou camomille. Les frais de port ? Environ sept euros pour un carton de 40 boites. Un magasin en ville à Marseille ? Non, on a un magasin dans l’usine. Ce tilleul millésimé ? Oui, c’est bien celui des Baronnies.
Toute une histoire, le tilleul des Baronnies ! Nous voulons des circuits courts. Donc, pas question d’aller chercher le tilleul en Amérique du Sud, comme Unilever qui ensuite le coupe en Allemagne et le conditionne en Pologne, pour le vendre en France. D’autant plus que le fief historique du tilleul est à deux pas de chez nous. Quelqu’un de la section du Front de Gauche nous a mis en relation avec des producteurs sur place. Les premières années, il n’y avait pas assez de personnes pour cueillir. Des camarades sont venus aider et on a détaché des salariés de l’usine ; j’ai cueilli aussi. Aujourd’hui onze producteurs de tilleul cueillent pour nous, à moins de 200 km de l’usine.
On est polyvalent, il faut tout savoir, mais on ne sait pas tout faire. Pour sélectionner les thés et les infusions, faire les recettes, on a une personne avec quarante ans d’expérience qui fait vraiment des choses de qualité. C’est une dame qui travaillait chez Fralib, et qui est partie dans un plan social en 2007. Son mari travaille toujours avec nous. Elle nous a suivis pendant toute la lutte en nous aidant dans la sélection des thés et des plantes. À un moment on lui a proposé de l’embaucher parce que c’était un poste important. Elle a accepté. Aujourd’hui elle est coopératrice.
Le quotidien, c’est aussi des soucis à régler en arrivant, comme l’absence d’une personne malade. Chez Scop-ti, on essaye d’adapter le travail. On a même eu une étude du médecin du travail qui est intéressé par ce que l’on fait. Il dit que des gens qui travaillent aujourd’hui à Scop-ti ne pourraient pas travailler ailleurs. On a quelqu’un qui est atteint d’une maladie rare et qui doit bouger dans la journée. On lui a donc adapté son poste avec un tapis de marche. Au départ on voulait le mettre dans une salle à part. La personne a insisté pour l’avoir dans son bureau, au vu de tout le monde. On l’a écouté, on l’a mis où il voulait et on lui a adapté l’ordinateur pour qu’il puisse aussi travailler. Le gars est bien, tous les jours il marche un peu sur son tapis. On a aussi un gars qui ne pouvait plus être à la production, on l’en a sorti pour qu’il s’occupe de la communication sur Facebook.
Moi, je n’avais jamais été en responsabilité d’une usine, mais ça me semble naturel de mettre l’humain en priorité. Je considère qu’il y a deux casquettes quand on est salarié et coopérateur. On a la casquette du salarié parce qu’on doit respecter le contrat de travail. C’est normal. Et on a la casquette du coopérateur, plus militante.
Rappeler leurs obligations à des salariés ? Ça se fait en assemblée générale quand il y a des choses qui ne vont pas, mais pas directement. Quand il y a quelque chose à dire à un mec, on le dit. Mais c’est différent. Moi je me refuse à faire le garde-chiourme. Je ne l’ai jamais fait, je les ai toujours combattus. Ce n’est pas maintenant que je vais le faire et je leur ai dit. C’est difficile parfois, on prend sur soi en voyant quelque chose qui ne nous plait pas, mais je me refuse à aller faire des réflexions. C’est un truc que je ne supporte pas, je ne pourrais pas le faire. Même si ça me pèse parfois. Par exemple, avant-hier, on a eu un problème de qualité. On a tourné en faisant des sachets avec des étiquettes qui n’étaient pas les bonnes. Donc il a fallu jeter. Ces problèmes de qualité, ça nous coute de l’argent. D’un côté on essaye d’économiser et de l’autre côté… Donc il faut motiver les personnes sur les pertes, leur dire de vérifier qu’on ne fait pas d’erreur, parce que ça nous coute. Je pense que on peut faire passer des messages dans les débats. On peut dire des choses sans pour autant accuser qui que ce soit. Je pense qu’on doit élever la prise de conscience de tous par le haut. C’est comme ça que je vois les choses.
En tant que coopérateurs, c’est comme en tant que salariés. Il y en a beaucoup qui sont impliqués dans la scop. Mais il y en a qui font juste leur boulot. Ça existe aussi. C’est normal, c’est humain. Les quarante-et-un salariés sont tous coopérateurs. Pour moi, c’est un autre état d’esprit. À l’époque de Fralib, on nous demandait de faire le boulot, on faisait le boulot, sans savoir ni pourquoi ni comment. Le salarié lambda ne connaissait pas les comptes ni la politique de l’entreprise. On nous donnait des ordres qu’on exécutait, au profit des actionnaires. On savait que c’étaient les actionnaires qui se gavaient ; ça c’est clair.
Aujourd’hui tout le monde est au courant de tout parce que les décisions sont prises collectivement, donc on a besoin de savoir et d’avoir les informations, les bonnes comme les mauvaises. On débat et il est clair que les prises de décisions sont plus longues. L’assemblée générale des coopérateurs est souveraine. Elle prend toutes les décisions politiques : notre organisation du travail, nos horaires, nos marques, la commercialisation. On ne prend pas les décisions à l’unanimité, on n’y arriverait pas. On les prend à la majorité et ensuite on les applique. C’est la démocratie.
On a commencé comme cela pendant qu’on luttait. Il faut préciser que nous construisions la scop en même temps. Ça a été tellement long ! 1336 jours de lutte syndicale. Ça a été très compliqué, très dur. On est passés par tous les tribunaux qui existent, même en correctionnelle, et on a gagné quasiment partout. On a fait annuler trois plans sociaux qu’Unilever avait mis en place. On a fait la démonstration que la fermeture de l’entreprise n’était justifiée ni socialement ni économiquement. On a eu les politiques, les médias. Il faudrait des heures et des heures pour expliquer une lutte syndicale aussi longue. Nous avons toujours été un syndicat de lutte et de classe dans l’entreprise, donc on n’a fait que perpétuer les traditions de ce syndicat.
La politique salariale a été la décision la plus difficile à mettre au point. Nous avons décidé de ne plus travailler la nuit, et donc supprimé les primes de nuit. Nous voulions aussi un écart faible entre les salaires. Pour le reste, on a fait des groupes de travail avec les soixante-seize salariés en lutte. L’assemblée générale a voté pour un salaire unique par catégorie professionnelle. Une commission a préparé trois propositions. On les a mises par écrit, distribuées à tout le monde et attendu une dizaine de jours. Les débats continuaient, à la machine à café ou en petits groupes, là où on parle plus facilement que devant toute l’assemblée générale. Ensuite, l’assemblée générale a voté une première fois pour éliminer la proposition qui retenait le moins de suffrages. Et une deuxième fois pour choisir la politique salariale. Ce qui en est sorti : 1600 € nets sur treize mois pour la catégorie ouvriers et employés, 1670 € pour les agents de maitrise et techniciens – comme moi – et 2000 € pour la catégorie cadre. On n’a qu’un seul cadre, c’est le directeur général. Il en fallait un ; moi, je dis toujours qu’on l’a sacrifié. On lui a donné le minimum de la convention collective parce qu’on ne peut pas faire autrement. Voilà le processus de construction de la politique salariale : six mois de discussions. Pour cette année, l’assemblée générale a décidé qu’on ne se verserait pas le treizième mois à cause de nos difficultés de trésorerie. C’est aussi l’assemblée générale qui a décidé le changement d’organisation qu’on va mettre en place lundi. On va garder deux équipes, mais elles vont se chevaucher : 6 h – 13 h et 9 h – 16 h. Ça permettra que des techniciens se détachent quand ils sont en double, pour faire de la maintenance préventive des machines.
On s’est battus pour faire cette coopérative. On s’est battus pendant sept ans, on fait tout pour y arriver. Dans la lutte. Il y en a qui étaient à fond, il y en a qui n’y étaient pas du tout, et il y en a qui venaient de temps en temps. Sur les 182 salariés que nous étions chez Unilever, 76 sont restés jusqu’au bout de la lutte. Je ne sais pas ce que sont devenus les autres. Certains ont retrouvé du boulot. D’autres sont encore en galère. Nous n’avons pas trop de contacts, sauf avec des copains. Comme on s’attaquait à une multinationale, certains ont cru qu’on n’y arriverait jamais. Ils ont pris leurs distances. Pour l’instant il n’y a pas eu de demandes pour revenir travailler à l’usine. Enfin, pas à ma connaissance. Avec moi, il se peut qu’ils osent moins venir en parler. On s’est battus 1336 jours pour maintenir l’outil, en le surveillant jour et nuit. Certains mois d’aout nous n’étions que trois ou quatre à l’intérieur.
Aujourd’hui on a des supporteurs et on a des détracteurs. Des supporteurs parce qu’il y a un espoir en nous, sur la démonstration que l’on fait. Des détracteurs qui souhaiteraient qu’on n’y arrive pas parce qu’on est un mauvais modèle pour les autres. Je crois qu’on a fait la démonstration que des salariés pouvaient relancer une usine industrielle tout seuls. Sans hiérarchie et sans patron. On a fait la démonstration, quoi qu’il arrive à l’avenir, qu’il y a une alternative possible.
Propos de Gérard Cazorla, recueillis et mis en récit par Christine Depigny-Huet