Un des derniers cas graves que j’ai eu à gérer est celui d’un pêcheur qui s’est pris les pieds dans un « bout »1 en mouillant2 ses lignes de casiers3 : il est passé par-dessus bord. Ils étaient deux sur le bateau, le patron n’a pas pu ramener à temps son matelot. Notre canot de sauvetage est intervenu pour essayer de le ranimer, mais il était déjà trop tard. On n’a jamais réussi malgré nos efforts. Revenir à quai avec un péri en mer est de loin la « fortune de mer » la plus marquante pour un sauveteur.
Je suis sauveteur embarqué et président de la station locale SNSM. Avec mes équipiers, j’interviens sur des bateaux de pêche aussi bien que sur des bateaux de commerce ou de plaisance quand il y a des blessés à bord : on stabilise la personne et on l’évacue à l’aide de la vedette ou de notre semi-rigide. Si ce n’est pas possible, on requiert l’assistance d’un hélicoptère. On est donc amenés à sortir par presque tous les temps, en toutes saisons.
L’hiver, il y a les pannes, les accidents. Cela peut arriver à tout le monde. Un coup de vent, un échouement, un moteur qui flanche : l’embarcation dérive et les rochers approchent. Mais, en général, les gens que l’on secourt pendant la mauvaise saison connaissent bien la mer.
L’été, dans la baie de la Baule, on a droit à tout. Il y a le voilier qui tombe en panne de gasoil et qui est incapable de revenir parce que le vacancier a loué un bateau qu’il ne sait pas manœuvrer. Il y a des accidents de scooter des mers, de jet-ski, de Kite-surf, de paddle, de bouée tractée… Cette pléthore d’activités touristiques entretient l’idée que la mer est un espaces sans contraintes ni règles. Mais cela multiplie les risques sans augmenter la vigilance ni l’esprit de responsabilité. Les « usagers de la mer » deviennent des « consommateurs de mer ». Mais bon, nous ne sommes pas là pour porter un jugement, juste pour faire ce qu’on a à faire : secourir et prévenir.
Comme tous les sauveteurs de la SNSM, je suis bénévole. Avant de prendre ma retraite et de consacrer mon temps à mes fonctions de président de la station de Pornichet, j’ai navigué pendant trente-sept ans, dont vingt ans comme commandant. J’ai mis les pieds sur toutes sortes de navires : pétroliers, chimiquiers4, vraquiers5…, depuis les bateaux de 10 m des phares et balises jusqu’aux super-pétroliers de 340 m. J’ai toujours navigué depuis que, tout gamin, j’ai embarqué sur un « Optimist », à l’étang du Bois-Joalland de St Nazaire. J’ai assumé les responsabilités de patron6 du canot de sauvetage, et je continue à participer aux sauvetages en tant que membre d’équipage, mais ma fonction actuelle est surtout de manager les trente-cinq sauveteurs embarqués de la station qui sont appelés à former des équipes d’intervention. Il faut que je fasse en sorte que, dès que le CROSS7 d’Étel nous signale un problème dans notre secteur – qui comprend les stations balnéaires de « la Côte d’amour » et l’estuaire de la Loire – nous puissions intervenir de la manière la plus adéquate. Suivant les indications que le CROSS lui envoie, le patron du canot de sauvetage doit composer un équipage d’au moins cinq personnes en mesure de répondre à tous les cas de figure, par exemple en prenant des renforts du SMUR8 des pompiers ou de plongeurs. Parfois, le semi-rigide, plus rapide, est projeté en avant pour effectuer une première intervention tandis que le canot attend derrière avec du matériel plus important, par exemple s’il y a besoin d’une moto-pompe pour effectuer un renflouement. L’urgence, ce n’est pas de foncer : il faut surtout partir au bon moment, avec les bons moyens et le bon équipage. Il vaut mieux attendre cinq minutes d’avoir une personne supplémentaire. Ne jamais oublier qu’l y a des vies en jeu : celles des gens qui nous appellent et celles des équipes de sauvetage.
Une fois qu’il s’est mis d’accord avec le chef de quart du CROSS, le patron du canot de sauvetage alerte les membres de l’équipage avec des applications spécifiques qui sont sur leurs téléphones portables. À partir du moment où chacun a rejoint la station, on sait qu’il faut environ quinze minutes avant l’appareillage. Dans ce laps de temps, le patron explique à son équipage les raisons de l’intervention, ce qui va être fait. Et chacun commence déjà à s’organiser suivant la nature de l’intervention : remorquage, secourisme, etc.. Puis on profite du temps de « route » nécessaire à l’arrivée sur zone pour se préparer au maximum. La coordination entre les membres de l’équipage se fait à bord, en collaboration avec le CROSS, par radio. Le patron signale au CROSS s’il y a besoin de renfort. C’est lui qui prend la responsabilité, qui gère son équipe. Ensuite, il rend compte au chef de quart du CROSS avec qui il décide s’il y a besoin d’une aide supplémentaire ou s’il faut se mettre en communication avec le service médical spécialisé dans les interventions de sauvetage en mer.
Il faut toujours s’attendre à tout… On peut intervenir pour un petit échouement mais une fois arrivé sur place, s’apercevoir qu’il y a une personne blessée, qu’une autre a des problèmes cardiaques et commence à être gagnée par la panique. En cours de sauvetage, on peut se rendre compte qu’il y a une voie d’eau, que quelqu’un est tombé à la mer et commence à fatiguer. Au départ, les seules sources d’informations disponibles sont celles données par les personnes en détresse ou par des témoins. Mais il y a des choses qu’ils ne pensent pas important de signaler, qu’ils n’ont pas vues ou qui surgissent de manière inattendue. Le maitre mot, dans tout ça, c’est « on s’adapte, on se doit de faire face ». En mer, il faut s’adapter aux circonstances, ce n’est pas la mer qui s’adapte à vous.
Et pour cela, il faut être conscient de ses limites. Parfois, il faut savoir faire demi-tour, quand la mer est trop forte pour nous. Cet hiver, une personne qui faisait du surf était partie avec le courant, dans une mer déchainée. On a tenté de sortir. Mais il y avait plus de soixante nœuds9 de vent au large de Pornichet, et des creux de trois ou quatre mètres. C’était hors des capacités de notre vedette qui n’est pas un canot « tout temps ». Finalement, d’autres secours ont pu être mis à l’eau à partir d’un point abrité de la côte. Nous, nous avons tenté et nous avons renoncé. C’est ça le plus compliqué : on s’est dit : « Non, on ne peut pas y aller ». C’était un peu la mort dans l’âme. Mais il faut aussi garder ça dans le coin de sa tête : ce n’est pas la peine de mettre son équipage en danger, de risquer le sur-accident.
Les membres de l’équipage viennent d’un peu tous les horizons. Historiquement, les sauveteurs de la SNSM ou des associations précédentes étaient des gens de mer : principalement issus de la pêche, de la marine de commerce, de la marine d’état ou qui travaillaient sur place comme ostréiculteurs. On en a de moins en moins parce qu’il y a de moins en moins de travail dans ces milieux-là. Mais on a eu la chance de voir arriver des gens qui étaient attirés par la mer et qui apportent d’autres compétences : infirmiers, plongeurs, ou d’anciens nageurs-sauveteurs qui ont commencé tout jeune sur les plages et qui continuent bénévolement comme sauveteurs embarqués à la SNSM. On a ainsi plusieurs jeunes de moins de vingt ans. C’est aux marins professionnels de leur apporter des compétences maritimes. Ma responsabilité est d’organiser des entrainements tous les quinze jours, des séances à la piscine toutes les semaines et de mettre en place une forme de parrainages grâce auxquels les anciens ou les marins professionnels encadrent des équipiers pendant de longs mois, avant de les envoyer terminer leur amarinage au pôle national de formation, à Saint-Nazaire. Cela permet aux novices de progresser au sein de la SNSM. Certains deviennent même « patrons » et peuvent alors gérer des interventions.
Le groupe se soude ainsi dans l’action, lors des entrainements et grâce à des moments de convivialité avec les familles. Sans cette fraternité et la confiance, rien ne serait possible. Pour que le sauvetage fonctionne, quand ça commence à être tendu, il faut que chacun puisse compter sur l’autre. La base, c’est ça. Il faut que chacun compte sur son voisin. En mer, ça ne peut pas marcher autrement.
Les gens croient que nous sommes un service public, que nous sommes rémunérés : « Vous êtes habillés en orange… Vous avez des uniformes… » Non ce ne sont pas des uniformes, c’est notre tenue pour aller en mer. Il faut que le sauveteur ait du matériel pour qu’il puisse mener sa mission à bien. Et, comme il est bénévole, c’est la SNSM qui le fournit. On doit expliquer : « Untel vient de quitter son boulot et sa famille pour passer la nuit à vous chercher ». Et, quand on part à la recherche de quelqu’un qui est perdu, ça peut durer des heures. Alors, certains sont étonnés. « Les sauveteurs ne sont pas payés ? Il n’y a pas de compensation financière ? » Eh bien non. Il est arrivé qu’on rentre au port à 5 h du matin et qu’un sauveteur reprenne son boulot à peine débarqué. Nous revenons avec la satisfaction du devoir accompli et cela suffit. On est tous habités par le même état d’esprit.
Ma tâche est donc aussi de trouver les financements qui assureront le fonctionnement quotidien et une part des investissements nécessaires à la station. En règle générale, pour les gros investissements tels qu’une vedette de deuxième classe qui coutent 500 000 euros, les trois quarts viendront de la région, du département et de la SNMS nationale. Le reste sera à notre charge. Dans la mesure où les sauvetages aux personnes sont gratuits, on compte alors sur nos donateurs (particuliers, entreprises, associations, institutionnels). Or, quand on part chercher quelqu’un pendant dix heures, qu’on le retrouve ou non, ce sera aux frais de la station. Payer le gasoil, l’entretien du bateau, les équipements peut représenter 500 à 600 € de l’heure. Par contre, quand on fait un sauvetage aux biens10 et qu’on ramène le matériel, il y a un barème qui permet de nous dédommager des frais engagés.
Dans notre secteur de Pornichet, on a la chance que les particuliers et les communes soient sensibilisés à la mer. On a donc des donateurs. En ce moment, pendant cinq jours, mes bénévoles non-embarqués – ils sont une quinzaine à la station en charge de l’administratif, des opérations de communication et de prévention – sont sur le port du Pouliguen. Ils tiennent un stand pour vendre des objets siglés SNSM. Ça ne rapporte pas grand-chose, mais ils sont là. Ils jouent un rôle essentiel aux côtés de ceux qui vont faire du sauvetage. Depuis 10 h ce matin, dans le froid hivernal, ils animent un chalet du marché de Noël pour faire connaitre l’association et notre mission. C’est une belle chose.
La mer, ce n’est pas un métier qu’on fait par hasard. Personnellement, je ne me vois pas vivre trois ou quatre jours loin du littoral… Et puis, le sauvetage me permet de faire perdurer l’esprit d’équipage. C’est aussi une façon de transmettre à la génération suivante le savoir-faire et les valeurs des gens de mer, le nécessaire sentiment d’humilité face à l’océan.
Thierry Caudal
1 Dans le langage de la marine à voile et de la pêche, tout cordage s’appelle « bout » (prononcer « boutt »)
2 « Mouiller », c’est mettre à l’eau.
3 Un « casier » est une nasse à homard ou à crevettes.
4 Chimiquier : navire-citerne conçu pour transporter des produits chimiques.
5 Vraquier : navire conçu pour transporter des marchandises solides en vrac.
6 Le patron assume le commandement de l’embarcation dans le cadre d’une sortie en mer.
7 Centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage
8 SMUR : Service Mobile d’Urgence et de Réanimation
9 Plus de 110 km/h
10 Sauvetage aux biens : intervention qui consiste à ramener une embarcation en perdition quand son équipage a été mis en sécurité