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L’établi : le militant, et aussi l’espace de travail

Denis Meuret a relu le livre de Robert Linhart pour Dire le Travail – le journal. Il nous dit son étonnement à la parution du livre, il rappelle à quel point il chamboulait des idées reçues en révélant la conscience professionnelle des OS, en donnant la parole à l’homme de métier sur son travail réel. En écho aux pratiques de la coopérative Dire le Travail, il nous questionne sur le chemin à prendre entre immersion dans le métier et écoute de la subjectivité d’une personne.

En 1978, L’établi chahute les clichés sur le monde ouvrier

Un « établi », dans les années soixante-dix, désigne un militant d’extrême gauche décidant d’aller travailler comme ouvrier dans une usine pour y développer la lutte des classes. Normalien, un des fondateurs de l’UJC-ML (les maoïstes de stricte obédience), ensuite membre de la Gauche prolétarienne, Robert Linhart a passé une année comme OS2 dans l’usine Citroën de la porte de Choisy, à Paris.

Il raconte cette expérience dans L’établi, livre que je lus avec beaucoup d’émotion et d’intérêt à sa sortie. Il bousculait en effet une représentation alors habituelle des ouvriers clivée entre la figure du héros, lorsqu’ils justifiaient nos combats en les partageant (Les Lip, les Rhodiaceta, les Chantiers de Saint-Nazaire), et la figure de l’aliénation – ils étaient alors les alliés objectifs du système. Cette représentation, purement politique (la lutte contre l’ordre capitaliste ou son acceptation), ne faisait aucune place au travail des dits ouvriers.

Dans ce contexte, le livre de Linhart étonna : alors qu’on se serait attendu à ce qu’il nous fasse partager la difficulté des missionnaires maoïstes à mobiliser des masses réprimées par le patronat, il donnait à voir certes cette répression (Citroën, alors, c’était un syndicat maison assurant l’ordre pour le compte de la direction, au besoin à coup de barres de fer), mais aussi le travail quotidien des ouvriers. Ceux-ci sont dans ce livre des personnes, pas des clichés pour journaux d’extrême gauche. Simon est un vieil ouvrier dont la docilité apparente s’explique parce que Citroën l’a repris après qu’il a fait trois ans de prison pour être allé récupérer des affaires en brisant les scellés de l’appartement dont on venait de le chasser, lui et sa femme malade. Mouloud « parle comme il travaille, avec précision et régularité ». Ali délivre sa biographie : « Je suis fils de marabout. Mon père est un marabout très important, un grand religieux. J’ai beaucoup étudié, beaucoup étudié l’arabe. La grammaire arabe. C’est très important. » À propos de Georges, qui est venu au secours de l’auteur alors qu’il n’arrivait pas à suivre le rythme de la chaine, « pour les Yougoslaves, c’est quelqu’un, il fume des cigarettes anglaises, parle avec aisance et se meut entre les tronçons de chaine, les fenwicks, les containers et les carrosseries comme s’il circulait entre des groupes d’invités dans un salon. » Certains s’habillent comme des maquereaux, d’autres mettent leur sandwich dans un attaché-case.

Plus généralement, la classe ouvrière que Linhart donne à voir, en n’insistant pas assez peut être sur sa différence avec l’ancienne, est celle des immigrés, des jeunes, des femmes, la même qui, aux États-Unis à la même époque se lançaient dans une série de grèves dont celle de l’usine automobile de Lordstown (1972) est la plus connue, et qui a fait naitre l’espoir d’une nouvelle classe ouvrière, mue par le souci de la dignité et de l’autonomie, susceptible de nouer, avec les militants des droits civiques, une alliance sociale capable de prendre la suite de l’alliance réussie par Roosevelt entre les « liberals » et les syndicats ouvriers.

La conscience professionnelle des OS

Le récit de cette expérience est scandé par cinq moments : la découverte de l’usine, les différents postes où on met l’auteur à l’essai sans succès ; l’expérience de celui où on l’affecte finalement ; une grève (les ouvriers refusent que Citroën récupère, en ne payant pas le travail fait après 17 h, les sommes qui leur avaient été avancées lors des grèves de mai 68 et que tous avaient compris comme un paiement des jours de grève, ce qui fait qu’ils vivent cette récupération comme une vengeance pure et simple de la direction) ; après l’arrêt de la grève, les affectations punitives, d’abord dans un magasin de pièces détachées loin de l’usine, puis à un poste particulièrement dur ; enfin, un dernier poste avant son licenciement, où il peut observer l’épreuve morale d’un vieil ouvrier qui voit l’ancien établi1 (le second sens du titre du livre), dont il connaissait chaque recoin et sur lequel il faisait des réparations extraordinaires, brutalement remplacé par un nouveau, sur lequel il ne sait plus travailler. Je dois avouer que c’est surtout ce passage que j’avais retenu du livre en ayant d’ailleurs oublié qu’on finissait par rendre son vieil établi à cet ouvrier, la hiérarchie s’étant rendu compte assez vite que la productivité pâtissait sérieusement du nouveau.

En décembre 2016, l’émission L’Heure bleue de France Inter a consacré une semaine à L’établi. Interviews de Robert Linhart quarante ans après l’écriture de son livre et lecture d’extraits sont encore disponibles en podcast.

Ce livre vaut d’abord par le respect avec lequel il évoque les travailleurs de cette usine, respect dont témoigne d’abord la qualité de son écriture : « Lorsque nous sortons, le soir, il fait nuit. Lorsque nous reprenons, à l’aube, il fait nuit. Nous ne vivons plus qu’à la lumière électrique. Il faut attendre le samedi pour voir le jour ».

Il vaut aussi par le dévoilement de l’assujettissement minutieux des individus par la machine Citroën : le rôle des petits chefs, des médecins du travail (« Il donnerait une aspirine à un mort. »), des traducteurs qui surveillent et encadrent les immigrés au service de la direction, les humiliations répétées, les fouilles à la sortie, le racisme, institutionnalisé (« Parmi les ouvriers non qualifiés, il y a six catégories, trois de manœuvres et trois d’OS : les Noirs sont M1, tout en bas de l’échelle, les Arabes sont M2 ou M3 ; les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général OS1, les Français sont d’office OS2. ») ou non Il traite les immigrés comme les indigènes du bon vieux temps, avec mépris et haine »). Et la peur, surtout la peur « intimement liée au travail lui-même », à commencer par la peur de «couler», de ne pas suivre le rythme de la chaine (« Ce sont les voitures qui nous surveillent par leur marche rythmée. »), mais aussi la peur de l’accident, de la blessure. Il vaut aussi par la mise en évidence d’une forme de conscience professionnelle chez les OS – ils font ce qu’il faut pour que la chaine ne s’arrête pas. Cette conscience explique par exemple l’effort qu’ils font d’expliquer à l’auteur (longuement, en prenant sur leur temps) le geste à faire, leur sollicitude pour sa maladresse, mais elle explique aussi qu’ils trouvent intolérables les mesures arbitraires de la direction (les petites, comme lors qu’on tente de leur voler une minute de pause, les grandes, comme ce travail gratuit qui les décide à la grève).

La complexité d’une bonne soudure : la parole à l’homme de métier

Du point de vue que nous privilégions ici – comment Linhart dit-il le travail ? – nous apprenons avec lui, d’entrée de jeu, deux choses importantes.

D’abord, à l’inverse de ce que donne à voir le film de Charlot (Les Temps modernes), la chaine va lentement : « Je me figurais une alternance nette de déplacements et d’arrêts […] je me représentais la chose à un rythme rapide. La première impression est, au contraire, celle d’un mouvement lent, mais continu de toutes les voitures. »

Ensuite, le travail à la chaine, celui des OS, réclame compétence et dextérité : malgré la pédagogie et la bienveillance de ses voisins, l’auteur n’arrivera à maitriser ni la soudure à l’étain ni le geste qui consiste à entourer de sa gaine de caoutchouc une vitre avant de 2CV avant de la monter sur la portière. L’humiliation de l’auteur nous vaut une rareté. Il n’est pas si fréquent en effet que se rencontrent d’aussi près – il y a fallu le maoïsme, mai 68, et quelques autres choses – un ouvrier qui sache un geste et quelqu’un qui se soucie de le décrire. Voici la description du geste de la soudure à l’étain de deux parties disjointes d’une portière de 2CV, mise dans la bouche de Mouloud, qui tente désespérément de l’enseigner à l’auteur : « Voilà à quelle distance il faut tenir le chalumeau. Et voici comment on pose les doigts sur la palette. Là. Appuyer avec le pouce pour envelopper l’arrondi du métal. Au milieu, il faut presser très légèrement pour ne pas chasser l’étain, et, progressivement, il faut appuyer de plus en plus fort en s’éloignant : c’est comme çà qu’on obtient le dégradé. La palette d’abord vers la gauche, puis vers la droite. Puis un petit coup vers le haut, et un autre vers le bas »

Notons que cette description ne contient pas ce qui est peut-être le plus difficile, l’estimation de la quantité idoine d’étain : « Là, j’inonde le métal d’étain pour avoir tenu le chalumeau trop près du bâton et trop longtemps (…) là, je ne mets pas assez d’étain et le premier coup de palette fait réapparaitre la fissure qu’il fallait recouvrir… »

J’ignore par quel biais s’était imposée à moi l’idée que le travail à la chaine se composait de gestes élémentaires (tourner une clé anglaise par exemple). Peut-être la vision des Temps modernes, plus surement des dizaines de notations éparses dévalorisant le travail manuel, formulées avec arrogance ou commisération. Quoi qu’il en soit, je reste redevable à L’établi de m’avoir montré le contraire2.

Qui mieux qu’un travailleur pour « dire le travail » ?

Dans ce livre, nous apprenons beaucoup sur les conditions de travail dans les usines automobiles de cette époque : le bruit incessant, l’odeur de graisse, d’huile, de caoutchouc, la peur de se blesser, la saleté, conditions qui, d’après ce que je peux savoir, sont bien pires que celles d’aujourd’hui, comme si le progrès technique avait fait plus pour la condition ouvrière que la lutte des classes. L’auteur décrit aussi le rapport au travail des ouvriers, une fois maitrisé ce geste technique dont nous avons vu qu’il pouvait être complexe. Ce rapport apparait clivé entre d’un côté la régularité, la répétition, l’apathie, l’engluement dans « l’éternité vide qu’est le poste de travail » et d’un autre côté – « mais la vie se rebiffe et résiste » – les failles par lesquelles se glisse l’individualisation. Par exemple : les différentes façons de gagner du temps sur ce que requiert la chaine et de passer le temps ainsi gagné ; les hurlements de protestation quand on tente de leur voler une minute de pause.

Il décrit enfin les relations de travail, nous les avons évoquées. Il décrit à cet égard une machinerie sociale dont l’objet est la domination plus encore que la production. L’époque était foucaldienne : j’ai abondamment souligné lors de ma première lecture ces passages-là, qui me semblent aujourd’hui passer à côté de la façon dont le veule appétit de domination des petits chefs – les officiels et ceux, officieux, du syndicat maison – est à la fois mobilisé par la machinerie Citroën et tenu en laisse par le souci de la rentabilité (on redonne son établi au vieil ouvrier) et par le droit (Citroën prend soin de ne rien faire ouvertement qui soit illégal, y compris pour dompter la grève).

Mobilisé par l’écriture de ce compte rendu, j’ai passé L’établi à un ami qui était à l’époque ouvrier professionnel dans la métallurgie3. Il m’a confirmé la description de Linhart : le bruit, la saleté, l’odeur. Il a dit : « On était comme enivré par les vapeurs, la fumée, et l’odeur de l’huile figée. » Cependant, de cela, il ne parlait pas tout à fait comme Linhart : il ne trouvait pas cela révoltant. Ce que j’ai entendu dans son évocation de cette période était plutôt ceci : « Voilà, c’était comme çà à cette époque, çà n’est plus comme çà aujourd’hui et c’est très bien, mais bon, la vie était comme ça… » Si j’ai bien compris son récit, on peut dire à la fois que Linhart nous donne une image plus correcte que la sienne de l’univers de l’usine – La dureté en saute aux yeux de Linhart comme d’ailleurs sans doute aussi aux yeux des immigrés brutalement transplantés des campagnes algériennes à la porte de Choisy – et que Linhart, en revanche, ne nous restitue pas l’expérience des ouvriers, que lui reste étranger que l’on puisse trouver cela, non pas normal, mais supportable parce qu’inévitable. Autrement dit, en interviewant des gens sur leur propre travail, nous restituons leur expérience, la façon dont ils le vivent, mais nous n’avons pas accès à ce que nous ressentirions si nous nous trouvions brusquement plongés dans ce travail-là.

Sur un autre plan, cependant, l’approche de Dire Le Travail et celle de Linhart convergent. Dire Le Travail pratique une mise en récit de l’expérience qui lui est rapportée comme Linhart le fait avec celle qu’il observe. Et on voit mieux à lire Linhart le but de cette mise en récit : non pas enjoliver, bien sûr, mais dire mieux : Linhart arrive à rendre visible le travail de soudeur de Mouloud, que lui-même ne saurait faire aussi bien partager. Dans les meilleurs récits de Dire Le Travail, on découvre un univers aussi étonnant que celui de l’usine de la porte de Choisy, on découvre aussi des gens qui s’efforcent de ne pas abdiquer leur humanité dans leur travail, mais au contraire de la construire. Mais, alors que la position de Linhart le met en danger de ne pas restituer l’expérience subjective de ceux qu’il observe, la position du rapporteur Dire Le Travail le met en danger d’être trop proche de cette subjectivité – il n’a pas d’autre accès à la pratique professionnelle de l’auteur que ce que celui-ci lui en dit –. Il y a donc dans la démarche Dire Le Travail un pari, celui que les interviewés vont s’efforcer vraiment de nous dire comment leur humanité se débrouille de leur travail, et non pas se contenter de nous dire à quel point ce dernier est utile et intéressant.

Denis Meuret

1. Il semble que cet établi soit plutôt un gabarit, adapté à la diversité des retouches que cet ouvrier devait apporter aux portières des 2CV qui lui passaient entre les mains.

2Dans le même ordre d’idées, je suis aussi redevable à « Les prolos » de Louis Oury (1973) de m’avoir fait découvrir que les responsabilités d’un ouvrier qualifié dans un chantier naval étaient bien plus grandes que celles que, chargé d’études dans une administration, je pouvais avoir alors dans mon travail.

3 Je lui dois plusieurs des notations ci-dessus, notamment la notion de gabarit et surtout celle de conscience professionnelle des OS.