Quand le virus informatique traverse la pédagogie

Quand le virus informatique traverse la pédagogie – épisode 5

Lundi 30 mars 2020. Confinement J+14

Commencement de semaine tout à fait différent. Je suis beaucoup plus apaisée. J’ai l’impression de reprendre mon temps en main, de le contenir. Comme si la semaine précédente, tel un petit animal sauvage et apeuré, il n’avait cessé de m’échapper, galopant devant moi tandis que je courais après lui.

Impossible de ne pas travailler un peu pendant le weekend, mais sur un rythme plus allégé. Je me suis concentrée sur les activités de recherche documentaire, sur l’élaboration de scénarios pédagogiques. Plus de réflexion, d’impression de créer. Moins de produire. Je suis satisfaite de mon travail de recherche, avec la relecture de notes et de supports anciens, pour ce qui va se transformer en atelier d’écriture en ligne pour les Passerelle. Cela remplace un atelier de techniques d’expression orale, rendu impossible du fait du passage au distanciel. Le petit groupe très cohésif devrait apprécier la formule.

Et j’ai trouvé une solution pédagogique pour les langues étrangères, avec des exercices en lignes, par niveau et par thème, via le site de la BBC.

Je reprends donc avec le sentiment que des solutions de contenu alternatif, intéressantes pour les étudiants, sont possibles, et pas seulement un travail sur textes, avec production d’un écrit en fin de séance qui fera office d’attestation. Des collègues se sont plaints de recevoir des dizaines d’écrits, non prévus initialement dans le dispositif, sur lesquels il convient de faire un retour. Le défi est donc de proposer à la fois un contenu pertinent au regard des objectifs de formation, de respecter le programme prévu dans les projets pédagogiques, et de ne pas se créer un surcroit énorme de travail lié à l’évaluation intermédiaire.

Et puis, pendant le weekend, j’ai configuré ma boite mail. Comme d’autres collègues submergés par les notifications arrivant par centaine, à toute heure du jour et de la nuit, j’ai supprimé alertes visuelles et sonores automatiques. Ça m’a fait des vacances. Enfin une coupure avec le travail. Pouvoir décider du moment où je consulterai mails et notifications m’a dégagé l’horizon mental.

État d’esprit ouvert pour réunion de commission de validation des questions de départ des mémoires, où nous allons examiner plus de 80 « démarrages ». Discussion animée avec des arguments, des ajustements entre formateurs. Nous ne sommes pas tous familiers avec la méthodologie de recherche. Les coordinateurs ne le sont pas. Un collègue expérimenté essaie d’aider. Reste le point délicat de la communication aux étudiants, et de ses modalités. Une solution provisoire est trouvée, pas très claire pour moi.

L’après-midi, je suis en classe virtuelle avec les éducateurs techniques spécialisés de deuxième année. Une toute petite promotion avec des étudiants principalement salariés, dont les âges tournent autour de trente ans. Il s’agit d’une séance de suivi individuel des écrits de certification, centré sur le travail d’équipe. Les étudiants travaillent dessus depuis décembre, donc ils sont bien avancés. Ils en sont pour beaucoup à l’analyse et à son étayage théorique et bibliographique. Comme toujours, dans cette formation, les étudiants bossent régulièrement, avec patience et ténacité, malgré des difficultés avec l’écrit. Comme je l’aurais fait en présentiel, j’enchaine des petits moments individuels sur les écrits, passant du fichier envoyé par mail à la conversation. L’après-midi passe très très vite. Ils se disent contents.

Mardi 31 mars 2020. Confinement J+15

Toutes mes consignes pour la FOAD sont parties, comme programmé.

Comme chaque mois, réunion de pôle. Un moment de circulation d’informations, descendante, externe, mais aussi ascendante. Nous sommes demandeurs des informations officielles pour les échéances d’examen. Il est aussi question de l’appel de la DRJCS au volontariat, ainsi que des conséquences des réquisitions d’étudiants salariés sur leurs sites employeurs. Ils peuvent être empêchés d’assister aux cours par classe virtuelle, ou peuvent avoir besoin de temps pour effectuer les travaux que nous leur demandons. Cela doit être intégré dans nos pédagogies et dans les échéances. Sont posées la question de la protection intellectuelle, ainsi que celle de la protection des données si la classe virtuelle est enregistrée. Il est préférable, en attendant un cadre commun, de renoncer aux enregistrements.

Il est aussi question des modules à reprogrammer ultérieurement, avec conséquence sur l’année scolaire prochaine. Les admissions via Parcours Sup se feront en mode visio. Peu de candidats à ce jour.

Étrange, car nous sommes intensément dans le présent, à devoir régler dans l’improvisation et dans l’urgence les questions des contenus et des consignes dans Classroom, tout en devant préparer l’année scolaire future. Or, 2021 sera la première session pour les diplômes post-bac réformés, et nous devons tout construire : plannings, contenus, formation et constitution des jurys, etc. Les visages, dans les petites fenêtres latérales à l’écran, sont graves, concentrés. C’est réconfortant que cette gymnastique mentale entre présent mobilisateur et futur autant inconnu qu’incertain soit perceptible sur les visages de mes collègues. Je ne me sens pas seule ! L’évaluation quantitative des charges nouvelles, avec leur répartition dans le temps, puis dans les agendas, est un sujet sensible.

J’enchaine avec une réunion spécifique pour la formation des assistants de service social, dont les échéances d’examen sont maintenues par la DGSCSE, à notre grande perplexité. Il convient donc de maintenir la motivation des étudiants en fin de formation, mais aussi soutenir les plus en difficulté dans la finalisation de leurs mémoires. J’y participe, mais je n’ai pas de suivi pour cette promotion. Les collègues et le responsable de pôle sont plutôt d’accord pour faire remonter que, loin des locaux (et donc des livrets de formation), nous sommes dans l’impossibilité de constituer les dossiers à transmettre pour les examens, dans les délais.

L’après-midi, je regarde dans Classroom ce que les étudiants ont fait. Le questionnaire pour les langues étrangères est compris, sauf par certains, anxieux devant la nouveauté ou soucieux de bien faire. Ils ont utilisé, avec adresse, le mode « message privé », ce qui permet une réponse discrète et personnalisée.

Et encore des retours sur des écrits de certification en voie de finalisation… Il faut lire, insérer des commentaires et des suggestions, ou bien rédiger un mail de recommandations. Du sur mesure. Comme si j’avais une pile d’écrits en attente, alors qu’ils sont bien sagement dans ma boite mail. Je viens d’ailleurs de créer des catégories plus fines pour classer les mails d’étudiants, selon les promotions et selon les enjeux. Il faut s’organiser, être méthodique, sinon on est perdu dans la masse de messages qui arrivent, autant informatifs, prescriptifs, que matière à réflexion ou production. Ça me conforte dans le fait que je progresse dans l’adaptation de mon organisation au fur et à mesure de l’appropriation des outils. Le recours aux mails en fait des supports officiels de communication, que je qualifie de « formels », tandis que le recours à l’application Hangout plus facile et directe, sans trace, relève de l’interpersonnel, de l’improvisé, de l’entre-soi. Un espace d’intimité, comme on le pratique entre collègues, en allant d’un bureau à un autre, ou en improvisant des discussions autour d’une boisson chaude. Certains collègues utilisent abondamment cette voie de communication, rapide, directe, et tellement facile. Il y est fait allusion lors des réunions. On retrouve les habitudes d’échange qui nous sont familières. Faut que je m’y mette !

Mercredi 1er avril 2020. Confinement J+16

Petite classe virtuelle avec les Passerelle, histoire de démarrer le module, et le fonctionnement en atelier d’écriture à distance. Je leur ai créé un doc partagé. Rien que pour eux. Pour la session de cette semaine, ils écriront avec des propositions que j’ai conçues, et pourront commenter à leur convenance.

Le briefing du matin a confirmé les échéances pour les assistants de service social tandis que pour les filières éducatives, il est décidé que les écrits seraient recueillis au format PDF, via Classroom, dans les quinze jours à venir. Les entrainements aux oraux pour les éducateurs techniques spécialisés sont maintenus la semaine prochaine.

En mettant à jour mon agenda, je m’aperçois avec un vertige certain que la semaine à venir s’annonce saturée, avec des simultanéités (ou des doublons). L’ubiquité n’étant pas acquise pour l’humain, je me demande comment faire… Le restant de la journée, je mets au point les scénarios pédagogiques, pour séances ou modules, j’inventorie les activités à élaborer et à rédiger, ainsi que les outils à créer ou à adapter, et le principe d’une documentation à associer. Stylo, papier, gomme. L’écran se met en veille, ça fait du bien. Et ensuite ordonner, du plus urgent au plus lointain, intégrer le mode brouillon de Classroom… Les notifications arrivent par salves, je vois que les collègues, eux aussi, sont en pleine… conception ? Non, plutôt production. Dès qu’un devoir est publié, et que chaque pièce associée est envoyée, tout le monde peut le savoir.

J’hésite entre deux états : d’une part le réconfort de percevoir que les autres collègues trouvent des solutions alternatives pédagogiques, et qu’ils peuvent aider, d’autre part une certaine méfiance, en songeant que l’activité des formateurs est aussi visible. Je songe à la fameuse « zone d’incertitude » chère à Michel Crozier. Je me rappelle avoir lu un article sur le panoptique de Bentham. Big Brother est atrocement actuel. Confiné en ce moment pour raison de lutte contre un ennemi invisible, le télétravailleur est comme mis à nu. Tous les jours au centre, nous sommes vus au travail, entendus, avec des corps proches. En télétravail, alors que les corps sont éloignés les uns des autres, la réalité des actes professionnels se donne à lire, se prouve via les notifications, datées et accessibles.

Je passe le restant de l’après-midi à concevoir les scénarios pédagogiques, et à en programmer quelques-uns, plus simples, car sans documentation ni apports théoriques. Je prends aussi du temps pour la tenue à jour de mon agenda en ligne.

Jeudi 2 avril 2020. Confinement J+17

Journée dite « collaborative », prévue depuis le début de l’année scolaire, et que l’usage du mode visioconférence rend possible. Un ordre du jour ambitieux, celui de la programmation de l’année scolaire à venir, truffée de nouveautés… En effet, ce sera la première session des diplômes post-bac réformés. Se projeter en 2021, c’est s’imaginer, comment dire ? Déconfinés. Ce nouveau mot, dans toutes les bouches, comme une balise dans le brouillard cotonneux qui entoure les prochains mois.

On y va, on avance dans ce brouillard. Les plannings prévisionnels, sur tableau Excel, déploient leurs feuilles sur l’écran. Les codes couleur, selon les Domaines de compétences permettent de se repérer. Il faut définir qui saisit les données, par formation. Ça se fait facilement.

D’abord, un petit temps de vérification de la semaine suivante, rendue compliquée du fait des changements de programme. On passe d’un planning à l’autre d’un petit clic. Ça se confirme : mon agenda personnel est saturé, et c’est la conséquence de ce changement de programme. Deux journées de face-à-face pédagogique, pleines, sont à préparer et à intégrer. Plus que ce que j’avais estimé. Je vais pratiquer une ubiquité impossible en face à face direct. Je me sens comme ces contrôleurs aériens, qui de leur poste, doivent gérer atterrissage et décollage sur les mêmes pistes.

Comme pour la réunion du 17 mars, on commence par le Tronc commun, année par année, semestre par semestre. Vérification pointilleuse semaine par semaine. Et les écarts apparaissent. Non, les intitulés ne sont pas les mêmes. Non, les semaines de présence ne sont pas les mêmes. Il ne suffit pas de faire du copier-coller. Les volumes horaires sont différents d’une formation à l’autre. Oups ! Il faut revisiter les scénarios. Sortir la calculette. Les responsables de formation se concertent. Chaque formation a sa logique, ses contraintes. C’est surtout visible en seconde partie du cursus. Le responsable de pôle est sollicité par téléphone, car le planning général est à modifier. Le printemps 2021 s’annonce bien occupé, presque autant que celui que nous vivons. Peut-être même plus, dans les agendas. C’est un travail minutieux, qui suppose que chacun sache expliquer le lien entre progression pédagogique et timing… Donc que chacun connaisse bien son Domaine de compétences. Je suis la seule à coordonner pour trois filières un Domaines de Compétences, c’est une sacrée gymnastique, que de passer du projet pédagogique au planning effectif de chacune. J’ai toujours peur d’oublier quelque chose.

Ensuite, des temps spécifiques pour chaque filière. Il faut pouvoir concilier les besoins des uns et les contraintes des autres, tout en affirmant et en expliquant ses propositions. Entre négociation et concertation. Intégrer les constats réalisés, pour améliorer ce que l’on a fait cette année. Respecter les modes cognitifs des uns, autant que les relations interpersonnelles.

Lorsque je clique sur la fermeture de la fenêtre du mode visio, le silence est presque délicieux. Mon fond d’écran personnalisé est réconfortant comme un ami qu’on retrouve après une séparation. Je jette un petit coup d’œil sur les productions des Passerelle, dans l’atelier d’écriture en ligne. C’est riche, drôle et lucide. Je me surprends à rire. Émouvant, toujours. Je prends un petit moment pour inclure dans le dossier partagé, comme je leur ai promis, quelques lignes de retours personnalisés. Ça me détend. Mon atelier d’écriture en ligne fonctionne. Il est investi.

Une bonne manière de finir la semaine.

Laurence, psychosociologue

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