Louis Aubert est ouvrier dans un abattoir. Il a raconté le début de la période du confinement dans ce texte publié sur un blog. Récit, de sa plume, pour interroger cette présence « indispensable » sur les chaines.
Je n’ai pas tant que cela défini ce que je veux dire. Je navigue entre tentation de tout balancer et crainte de me dévoiler devant mon employeur en accumulant les faits comme autant d’indices et ce sentiment d’imposture à brasser des phrases et des idées alors que bon. Nos récits n’existent que de contrebande. Mais je ne vois pas d’autres manières de procéder que d’accumuler les détails et de produire des textes si courts qu’ils pourraient figurer sur les barquettes de poulets, comme les recettes qu’on ajoute sur certains labels et qui sont jetés aussitôt que lus. Ce serait un business model disruptif que d’offrir avec le produit des récits de celleux qui les font.
La semaine dernière, au boulot, je suis tombé parmi les feuilles de brouillons sur des photocopies de la toute première attestation de déplacement dérogatoire. On doit en être à la troisième mise à jour. L’attestation employeur qui court maintenant jusqu’au 11 mai ne donne toujours que la voiture comme moyen de locomotion (sic). L’essentiel est qu’elle prouve que notre présence est indispensable. Notre employeur a jugé bon de glisser avec notre bulletin de salaire une note de service énumérant tous les efforts qu’il a déployés pour faire face à la situation. Distribution quotidienne de masques avec les tenues, mise en service d’un numéro vert de soutien psychologique, aménagement des postes de travail (chacun·e dans mon atelier a pu grincer des dents puisque rien n’y a changé en la matière), mise en place du télétravail pour les postes le permettant (soit quelques dizaines de postes dans les bureaux d’une entreprise qui compte plusieurs centaines d’ouvrières et d’ouvriers), une partie du grillage démontée pour ne pas avoir à pousser le portique, alors que celui-ci permet d’ordinaire à notre employeur de contrôler et d’archiver nos entrées et sorties. Ce n’est pas notre présence qui est indispensable, seulement nos bras sur les chaines.
L’industrie agroalimentaire est de celle qui ne fait pas tant de manière à l’embauche en intérim ou en CDD. Tant qu’on est majeur·e et valide, la porte est ouverte. Qu’importe même qu’on sache lire ou parler le français. C’est la chaine, ses cadences, ses injonctions au rendement, qui pratique la sélection. Chaque jour un·e intérimaire peut se voir remercié au bout de six ou de deux heures de travail parce qu’iel ne fait plus l’affaire, parce qu’il n’y a pas tant que cela de boulot. Chaque jour un·e titulaire peut manquer parce qu’iel est malade. C’est un continuel jeu de chaises musicales d’une ligne à l’autre, parfois d’un atelier à l’autre. En la matière, le confinement n’a pas tant bouleversé les choses. Combler les vides est une habitude. Parmi les intérimaires arrivés en renfort figurait même un salarié placé en chômage technique dans son entreprise précédente. Dans les couloirs, les consignes sur les gestes barrières ont été affichées, également en roumain parce qu’un certain nombre d’ouvriers ne parlent pas français. Mais personne ne semble avoir pensé à traduire le courrier de remerciements de la direction du groupe qui est pourtant encore fièrement affiché. « Iels n’ont qu’à apprendre le français », m’a expliqué un chef. Il n’était pourtant pas si bégueule pour demander à des Roumains de traduire à leurs compatriotes la consigne d’arriver à telle heure sur telle ligne, puis sur telle autre pour des journées de neuf ou dix heures.
Dans un compte-rendu de comité d’entreprise datant d’il y a quelques années, la direction avait claironné qu’elle continuerait à embaucher des Roumains « tant qu’il manquerait des Français pour tenir certains postes ». Mais quant à s’interroger sur la chaine et ses contraintes… Des bureaux jusqu’à la chaine existent ainsi quantité de hiérarchies plus ou moins visibles allant des cadres (majoritairement des hommes tous blancs dans les bureaux), jusqu’à la chaine (tenue majoritairement par des femmes, blanches ou racisées), les exposants face aux exposé·es, de celleux qu’on remercie à celleux qu’on oublie, même pour l’annonce d’une prime. Par ailleurs, donner une prime, c’est toujours une façon de ne pas augmenter les salaires. Nous sommes indispensables, mais on ne pense pas à tous·tes de la même manière. Le confinement ne change pas tant les choses et les rapports sociaux qu’il les éclaire, cruellement.
Louis Aubert, ouvrier détaillant
(nom d’emprunt)
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