Des récits du travail

Poser sa valise, préparer son cartable

Anne-Françoise, professeure des écoles, est responsable de la scolarisation des enfants non francophones dans sa circonscription. Elle organise et suit le parcours de chaque élève, et intervient en appui des enseignants qui les ont en classe, en primaire ou en collège. Ils sont arrivés récemment en France, au bout des épreuves du voyage. Comment les aider à trouver leur place à l’école, à maitriser une nouvelle langue ?

把你的行李箱,准备他的书包

Je vous vois écarquiller les yeux : « C’est du chinois ! » Ça, c’est sûr ! Que faut-il comprendre ? Que faire ? Que dire ? Pourtant, c’est bien dans cette situation que se trouvent tous les élèves qui nous arrivent d’ailleurs, au moins les premiers jours d’école.

Je garde en mémoire cette séance de langue orale pleine de… silences ! Trois sœurs qui restent silencieuses, alors que je sollicite de bien des façons un mot, une prise de parole. Dialogue de sourds ? Pourtant, elles comprennent ! Mes gesticulations et simagrées suscitent des réactions : regards, gestes, timides sourires à peine esquissés. Nous communiquons… en silence, à grand renfort de mouvements, d’illustrations. Ce jour-là, quarante-cinq minutes d’échange, mais dans d’autres modalités que celles imaginées. Exposée aux regards, je me suis découvert une capacité à un one woman show ! Difficile équilibre entre sollicitations et accueil du silence. Mais ce silence qui fait peur est aussi celui qui permettra de trouver les mots dans cette nouvelle langue.

Souvent, on me dit : « tu leur apprends à parler le français ». Parler, ils savent ! Le français, ils l’apprennent surtout avec leurs camarades, sur le terrain de foot ou au parc, avec plus de spontanéité et d’aisance qu’en classe. Kimdavan m’a dit un jour « je sais déjà pas », et il rajoute… « en français ». Il n’arrivait pas à le formuler, mais il voulait me dire qu’il savait. Il s’agit donc plutôt, pour ma part, de les autoriser à prendre la parole dans le cadre scolaire, de les suivre sur leur chemin d’école.

Organiser l’accueil et le suivi de ces élèves qui ne parlent pas français nous bouscule beaucoup en tant qu’enseignants. Nous qui sommes les spécialistes de la programmation, du respect du cadre, nous embarquons avec eux pour une forme de découverte, de voyages. À leurs côtés, on ne sait pas très bien par quelles étapes on va passer, ce à quoi l’élève est disponible, ce qu’il possède déjà. On ne sait pas jusqu’où on pourra l’emmener, du mutisme à la parole.

Récemment, j’intervenais auprès d’un collègue qui accueillait une « élève nouvellement arrivée en France » pour la première fois dans sa classe : une élève ne parlant pas français, n’ayant jamais rencontré le monde de l’écrit ni celui de l’école. Tout est neuf, pour tous les deux. Tous les collègues me disent les mêmes inquiétudes dans cette situation : « je ne sais pas si je vais savoir faire, je ne sais pas comment m’y prendre, je n’aurai pas le temps de faire ça en plus. » Leur réaction est bien compréhensible. Ces élèves sont hors du cadre habituel et nous invitent à sortir de nos logiques établies. Comment faire ? Par où commencer ? Il faut d’abord un temps d’observation mutuelle, pour établir le contact. L’élève découvre un nouveau monde avec ses codes, ses habitudes, une nouvelle langue. Mon rôle est d’accompagner le collègue pour construire avec lui des activités qui ne surchargent pas sa pratique ordinaire de classe et qui permettent à l’élève de s’installer dans le français.

Par exemple, ce même collègue faisait écrire tous les matins ses élèves de CE1 à partir d’images. Comment faire pour que Yasmine y trouve son compte ? Dans un premier temps, on a décidé que, plutôt que d’avoir les images sous les yeux, comme les autres, elle devrait reconnaitre les images à partir des descriptions énoncées, puis rédigées par les autres. Du coup, elle avait quelque chose à faire, à comprendre, même si l’activité de base était inversée. Et puis petit à petit, elle a été capable de formuler une phrase, qui a servi de dictée aux autres. L’idée, c’est de faire en sorte que le travail avec l’élève puisse être une ressource pour le travail collectif. Les pistes explorées pour elle sont finalement utiles pour d’autres, et c’est aussi ainsi qu’elle trouve toute sa place dans la classe : une élève parmi d’autres.

Accompagner les collègues en charge de ces élèves, c’est les inviter à expérimenter, et puis au moment voulu, quand ils sont prêts, pouvoir apporter une petite ouverture, comme une impulsion qui va les amener plus loin. Il me faut mettre en place un parcours adapté, avec des temps de régulation, des moments où je prends les élèves en charge pour travailler des compétences spécifiques, en particulier l’oral. Que tout le monde soit en mouvement et avance. Un détour ? Quelques étapes tout au plus, et qui peuvent profiter à tous.

Chacun en route, chacun sa route ! Pour certains, le parcours depuis le pays a duré de longs mois. S’ils ont voyagé léger, la valise de leur histoire personnelle est bien lourde. Premier objectif : la poser ! Les accueillir, les rassurer. Dépasser le premier sentiment qui s’impose à eux, d’incompréhension, d’impuissance pour laisser paraitre toutes ces ressources qu’ils possèdent. Ils ont été confrontés à des situations compliquées, souvent éprouvantes, et sont habitués à essayer de comprendre leur interlocuteur, pas forcément grâce aux mots, mais en observant la situation, les expressions du visage, en recourant à des dessins. Ils cherchent constamment du sens, ils développent diverses stratégies pour se débrouiller. Je suis souvent surprise des idées qu’ils échafaudent, avec leur logique. Ils sont vraiment très créatifs, et ont finalement envie de ressembler aux autres.

Il faut ensuite les rassurer sur tout ce qu’ils connaissent. Ils maitrisent déjà une langue, souvent deux ou trois autres, qui sont autant de points d’appui pour mieux rentrer dans une langue supplémentaire. Ils ont la pratique de la gymnastique entre ces langues, et parfois même avec des alphabets différents. Peu d’élèves nés en France sont capables d’en faire autant !

D’expérience, je sais qu’une étape décisive est d’arriver à expliquer le fonctionnement de leur langue en le comparant à celui du français. Quand un élève dit au cours d’une leçon de français « ben moi, pour dire la négation, comme dans “ils ne mangent pas”, vous, vous mettez deux mots, moi je n’en mets qu’un, je le mets à la fin », il se passe quelque chose d’intéressant, c’est un des premiers signaux. Il est capable de jongler entre ce qu’il savait avant et ce qu’il sait maintenant. Il fait du lien. Ensuite, je dois m’assurer que les connaissances qu’ils ont construites soient vraiment fondées. Certes, il faut de la bienveillance pour que l’élève se risque à parler français devant trente autres qui le parlent depuis leur naissance. Mais il faut aussi de l’exigence sur la qualité de la langue. Un élève m’a dit un jour « tu sais quand je travaillais avec toi, à la fin je n’aimais pas, tu m’obligeais toujours à faire mieux, mais c’était quand même bien, parce qu’au moins comme ça j’étais comme les autres élèves ». À force de vouloir les encourager à prendre la parole, on aurait tendance à se contenter d’un respect des règles approximatif : « c’est déjà bien, tu as déjà réussi ça, c’est bien ». En fait, en les incitant à se dépasser, à leur mesure, sans leur demander de gravir le Mont-Blanc, je leur montre que je les considère capables de réussir, comme les autres.

La langue française est bien un des facteurs d’intégration, comme la fréquentation d’enfants de leur âge. Mais est-ce suffisant ? Je ne sais vraiment pas. Je pense qu’il faut qu’il y ait aussi de leur côté l’envie de fréquenter ce nouveau monde, même s’il les dérange. Il y a des élèves qui ont très vite adopté l’école et toutes ses règles, mais qui n’ont intégré aucun des codes de la façon de vivre en groupe ou en société. Je pense à un élève irréprochable sur le plan des compétences scolaires, mais qui était constamment dans les conflits, les bagarres. Aujourd’hui il est au collège, c’est toujours très compliqué sur le plan relationnel, il a beaucoup de mal à trouver ses marques dans une association ou un club de sport, pour des raisons qui nous dépassent. On a dû passer le relai, voir la famille, proposer une rencontre avec un psychologue. Autre cas : un jeune originaire de Mongolie, qui a vécu dans une yourte. Il ne dit jamais « non », il n’ose jamais contredire, il a toujours le sourire. Il se retrouve aujourd’hui dans un collège confronté à des jeunes qui ne fonctionnent pas ainsi, et il ne comprend pas. Il est complètement en décalage. Il a dit à un assistant d’éducation que dans son pays, quand un jeune fume, on le dénonce à la police. Dans le quartier où il est, il est perdu. Ça fonctionne bien au collège, mais peut-on dire qu’il est intégré ? Il n’a pas encore les clés pour se sentir bien dans le monde qui l’entoure. On a essayé de discuter avec lui, qu’il accepte que ça fonctionne autrement que chez lui. Maintenant, il fréquente un club de judo, qui l’amène à avoir d’autres jeunes, pour se faire une idée autre. Petit à petit, il est bien obligé de se faire certaines évidences, même si ça le dérange.

C’est une grande question pour moi : est-ce que c’est à la société d’intégrer les gens, ou est-ce que c’est à eux de s’intégrer dans la société ? Ça m’habite profondément. Il y a un moment où il faut leur faire confiance, ils ont de la ressource. Je suis juste là pour leur donner un coup de main et les accompagner un bout de chemin. Et très vite m’effacer, dès que je peux.

L’intégration contrainte, ce n’est pas de l’intégration. Si on veut leur donner la parole, c’est pour qu’ils disent qui ils sont. On ne va pas leur imposer un discours. Ils ne parleront alors pas français, ils ne feront que répéter, comme de simples perroquets.

Apprendre à parler, leur permettre de parler, c’est leur laisser la liberté, les laisser prendre leur envol. C’est leur offrir, en partie au moins, cette liberté, celle-là même pour laquelle ils ont tout quitté en fuyant leur pays.

Anne-Françoise Leux
Propos recueillis et mis en texte par Patrice Bride