Des récits du travail

De la corvée d’eau à Tunis au hammam à Givors : une vie de travail #9 – fin

Salariée toute sa vie, patronne à l’heure de la retraite, mais toujours la fierté du travail bien fait, et de bien avoir « élevé ses gosses » !

J’ai des salariés, mais je ne dis jamais « Ici, c’est moi la patronne ! ». Je n’aime pas ce mot-là. Je suis quelqu’un de très simple. J’ai tellement été commandée que je n’aime pas commander les autres. On travaille ensemble. Chacun fait son travail. Mais je suis franche, si quelque chose ne me plait pas, je le dis. Je les préviens quand je les embauche. Mais ce n’est pas parce que je suis propriétaire. J’ai toujours été comme ça, franche. Par exemple, notre chef, Marcel, arrive très énervé un matin. Je lui ai dit : « Si ça ne va pas chez toi, avec ta femme, il ne faut pas t’en prendre à nous ! » Il a tourné la tête, il a rigolé, il n’a rien dit, il m’aimait bien. Au hammam, j’ai pris une coiffeuse, car je n’aime pas faire ce travail. J’ai aussi deux gommeuses. C’est un travail très pénible, alors elles ne viennent pas tous les jours de la semaine. Les hommes, eux, se gomment entre eux, ou c’est mon fils qui le fait. Ils ne sont pas nombreux, alors mon fils est seul. Deux fois par mois, je fais venir une entreprise qui nettoie les carrelages du hammam à fond, avec des produits qui coutent assez cher. Et une fois par mois, c’est un autre monsieur qui nettoie le plafond.

Le plus pénible au hammam ? C’est de travailler toute l’après-midi et de revenir le soir quand un groupe a réservé. Je finis alors à deux heures du matin.

Ce que j’aime le plus ? Ça me fait plaisir de voir les femmes qui se font une beauté. Quand elles ont fini, elles sont belles comme des BMW qui sortent du garage ! Moi je me fais gommer deux fois par semaine.

J’ai des clientes que j’appelle les familles « gentilles » et aussi des clientes « chiantes » ! Par exemple, une vieille dame, qui venait tous les quinze jours. Pour elle le hammam était vraiment très important. Elle avait des problèmes cardiaques et de respiration, une pile au cœur, des tuyaux dans le nez, mal aux oreilles. Sa fille nous l’amenait en voiture. Il fallait aller la chercher jusqu’à la voiture, à deux parce qu’elle marchait très mal. Il fallait l’aider à se déshabiller, la laver. On s’en occupait de A jusqu’à Z. Quand elle avait fini, il fallait la rhabiller. Moi je veux faire du bien pour les personnes âgées qui n’ont pas la santé parce que je pense toujours à moi. J’aimerais trouver une personne qui me fera du bien quand je serai vieille. Et pourtant elle était pénible, parfois même insultante ! Heureusement, je sais garder mon sang-froid ! Et quand, un jour, ses filles l’ont oubliée, je l’ai montée jusque chez elle, j’ai ouvert la porte avec ses clés, je l’ai installée dans son fauteuil et je suis partie. Il y a des gens, tu peux leur faire ce que tu veux, ils ne sont jamais contents.

Et puis il y a la famille « gentille ». Elle ne dit ni noir ni blanc. Ça se voit sur leur visage, qu’elle est gentille. Par exemple, une maman, avec ses filles adultes, elles viennent souvent et, une ou deux fois par an elles viennent avec leurs enfants. Ce sont des gens toujours contents.

Au hammam, on raconte de tout ! Il y a eu plusieurs bagarres ici, pas de vraies bagarres, mais elles allaient commencer. Moi je leur dis, « ici, on vient se détendre, pas pour faire des histoires. Si vous avez des histoires à régler, c’est dehors, ce n’est pas chez moi ! » Je les arrête tout de suite.

Cela fait déjà onze ans que je l’ai ouvert. J’espère encore continuer quelques années. Quand je suis arrivée de Tunisie je n’avais pas d’argent, seulement une valise de vêtements, c’est-à-dire que je suis arrivée les mains vides. Si un jour ça ne marche plus, je ferme. Ce n’est pas grave. En ce moment, je fais en moyenne quinze entrées par jour. Parfois il n’y a qu’un seul client, parfois personne. Il y a aussi des groupes qui réservent. Et le nombre maximum que j’ai fait c’est quarante-cinq entrées. Ça marche bien surtout le vendredi, en nocturne, le samedi et le dimanche. Quand je chauffe le hammam pour une seule dame, je travaille à perte. Si je ne dois faire que ça, c’est comme ça. Je suis très croyante. Dieu va me donner, c’est comme il décide, lui. Je suis quelqu’un de très économe aussi. Si je gagne mille euros, je ne me dis pas « Ohlala, il y a de l’argent… vas-y, Malika achète ce que tu veux ! » Non, pas du tout. Je considère que je ne l’ai pas, cet argent. La banque a calculé que pour que ce soit rentable on devait faire quinze entrées par jour. Et on en fait en moyenne dix-sept par jour. À moi, ça ne me rapporte rien, je n’en ai pas besoin, c’est comme du travail bénévole, j’ai ma retraite. Je ne paie pas d’impôt sur le revenu. L’argent que rapporte le hammam, c’est pour ma fille Aïda, parce qu’elle a un handicap. Elle ne peut pas trop travailler. Je dois payer la taxe professionnelle, les charges, la taxe foncière et trois crédits, dont l’un pour les murs et l’autre pour le fonds de commerce, qui finissent dans quatre mois. Il en restera encore un autre, pour les murs.

Mes enfants sont tout, pour moi. Abid, mon fils, je l’avais prévenu que s’il allait en prison, je n’irais pas le voir. Il n’aimait pas l’école, il n’a jamais aimé. Il a abandonné à seize ans. Je lui ai dit de prendre n’importe quel travail, ce qu’il trouvait. Et maintenant il est préparateur de commandes. Il va bientôt se marier. Aïda a une sclérose en plaques depuis un vaccin à seize ans contre l’hépatite B. Elle cherche du travail en tant que personne handicapée à temps partiel, quatre heures par jour ou deux trois fois par semaine. C’est elle qui travaille au hammam avec moi ou qui me remplace quand je ne suis pas là. Abla est directrice d’une Caisse d’Épargne à L. Elle est mariée, elle n’a pas d’enfant. Aoutef, l’ainée travaille en maison de retraite.

J’ai bien élevé mes gosses. Merci mon Dieu. Ils sont là quand j’ai besoin d’eux. J’ai bataillé pour les faire grandir, mais maintenant ce ne sont pas des voyous ni des « rats de la place ». J’ai bien travaillé.

Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein