Laurence Moulier exerce ses talents de peintre sur les paquebots en construction : une activité à caractère artistique dans un contexte industriel, drôle de mélange qui requiert une large palette de compétences.
Le registre de mes activités en peinture-déco sur les paquebots comprend tout ce qui est réalisation de faux bois, de faux marbre, de la dorure à la feuille, des frises et peintures décoratives sur corniches, portes, cloisons et divers volumes. Dans un chantier naval, le recours aux illusions de matière a pour principal intérêt de permettre des gains de poids. On trouvera du vrai marbre sur les sols mais, sur les épontilles en métal ou sur les colonnes et les pilastres en staff, c’est plus léger de se contenter d’une imitation en peinture. De même, pour des raisons de poids et de résistance au feu, le constructeur limite l’emploi du bois massif pour utiliser plutôt du contreplaqué, des stratifiés avec parements en bois divers, ou… du décor peint. L’illusion de matière permet aussi de contourner des contraintes physiques. Lorsque les lignes de la coque, à l’arrière et à l’avant du bateau, imposent des courbures que les stratifiés ne supportent pas, ce sont les plaquistes qui réalisent des panneaux incurvés par bandes. Sur le Queen Mary II, il y avait, par exemple un salon-bar dont les baies vitrées donnaient sur la proue. Les cloisons dans lesquelles ces ouvertures étaient encastrées présentaient une double courbure, verticale et horizontale. Comme tout le reste du décor était en stratifié d’acajou, il a fallu que je donne l’illusion que la partie courbe était, elle aussi, réalisée en acajou. Objectif atteint puisque les gens se sont demandé comment les menuisiers avaient réussi l’exploit de courber dans les deux sens du stratifié : petite satisfaction personnelle…
C’était certes du bon travail. Mais c’est très différent de ce que je peux faire pour des particuliers. Lorsque je réalise un trompe-l’œil chez un client, il y a quelque chose de ludique et même jubilatoire à créer un univers où les perceptions sont à double ressort, ne serait-ce que l’espace de quelques instants, comme un clin d’œil. Là, j’ai la liberté de donner l’intensité, le relief, le ton, la légèreté ou au contraire l’aspect massif de la matière. Ce qui me guide, c’est le plaisir d’inventer et de surprendre, et non la conformité à un cahier des charges.
J’ai eu ce même plaisir à réaliser des décors de cinéma. Lorsque le film policier Le poulpe a été tourné à Saint-Nazaire, notre équipe de peintre-décos a reconstitué l’appartement d’un junky. Il nous a fallu nous projeter dans le vécu du personnage pour imaginer les traces qu’il pouvait laisser autour de lui : les marques de coups de pied dans la porte pour la fermer, les numéros de téléphone notés à l’arrache sur les murs, la vieille graisse autour de la gazinière, les brulures de cigarettes écrasées sur la moquette, comme autant de signes de son mental égaré… C’était un vrai travail de transposition et d’imagination (très défoulant au demeurant !).
Dans un paquebot, c’est une autre optique, tu fais ce que le bureau d’études, en accord avec l’architecte et l’armateur, a décidé de faire. Le challenge se situe surtout au niveau technique, par rapport aux contraintes de temps et de conditions de travail.
L’univers du paquebot est un univers rude, régi par des délais qui se rétrécissent à chaque nouvelle commande. Pour le même travail, on peut demander à tous les corps de métier de mettre x jours ou x semaines de moins que sur le bateau précédent. Tu as beau dire : « Ah là, ça ne va pas être possible… », on te répond : « Débrouillez-vous, prenez plus de monde. » Mais ce n’est pas parce qu’on multiplie le personnel que le plâtre, les enduits, les colles ou les peintures à l’huile vont sécher plus vite ! Tant pis, loi physique ou pas, la priorité étant que le bateau soit livré dans les délais prévus, il faut « se débrouiller », et faire abstraction du risque de dégradation de la qualité du travail. Quand les exigences de délai de livraison priment sur les exigences de qualité, c’est tout le savoir-faire des travailleurs qui peut s’en trouver dévalorisé. Au bout du compte, c’est l’investissement personnel de chacun qui est en cause parce qu’il est difficile de se reconnaitre dans un travail que l’on n’a plus les moyens de faire vraiment dans les règles de l’art. Malgré tout, quand le bateau est enfin livré, cette frustration est en partie compensée par la satisfaction d’avoir surmonté tous ces obstacles, à renfort d’ingéniosités, et surtout, d’avoir participé à cet ouvrage collectif.
Dans ce lieu gigantesque, je ne suis qu’une goutte d’eau dans un océan. Les différents locaux qui occuperont les nombreux niveaux du futur navire (parfois quatorze ponts !) sont répartis en lots confiés à des entreprises d’agencement qui les sous-traitent à une multitude de corps de métiers : soudeurs, plombiers, électriciens, staffeurs, marbriers, tapissiers, peintres, qui se partagent les mêmes espaces. Tout cela est en principe coordonné dans les bureaux d’études des Chantiers. Mais rien ne remplace la concertation qu’il faut mener sur le terrain de manière à pouvoir tous travailler en bonne intelligence. Quand tu viens de terminer un travail à l’huile et que tu vois venir le menuisier avec sa ponceuse, il faut réagir très vite : « Oups, arrête tout ! C’est de l’huile, et c’est frais ! » Ou quand le chef de lot te dit : « Ah, on avait oublié d’ouvrir une trappe de visite… », il faut te faire à l’idée de voir le panneau que tu viens de réaliser être attaqué à coups de lapidaire. Alors la meilleure parade est de rester zen et de « respirer avec le ventre », en se disant que ces aléas font partie intégrante du boulot. Tu sais qu’au mieux il faudra effectuer retouches et raccords, et au pire recommencer tout le travail.
Inutile de dire qu’en tant que femme, je n’évite pas le round d’observation dans cet univers essentiellement masculin. Généralement, dès que j’arrive sur le chantier, je tâche de mettre les choses au point pour montrer que je suis bien là en tant que professionnelle, non pas en artiste évaporée, et indépendamment du fait que je suis une « gonzesse » ! Quitte à être carrée au début, il me parait nécessaire de border rigoureusement le cadre de mon travail avant d’assouplir progressivement les choses et d’entretenir par la suite des relations parfaitement cordiales avec les gens qui travaillent dans le même local que moi. Tout se passe généralement très bien.
Si les femmes ont longtemps été cantonnées aux équipes de nettoyage, elles ont investi la plupart des corps de métier sur les bateaux en construction, et cela a modifié quelque peu les relations de travail. En en discutant de-ci, de-là, j’ai entendu plusieurs hommes dire que cette présence féminine avait incontestablement amélioré l’ambiance à bord, et s’en féliciter. Désormais, ces messieurs surveillent un peu plus leur langage et leurs manières, mettant la pédale douce sur le style bourrin et la surenchère du mâle dominant : ce qui tend, globalement, à adoucir les mœurs.
La période où j’arrive sur les bateaux est celle de la finition, après que les métallos ont assemblé les blocs de tôles dans les hangars et les ont amenés avec les grues pour les souder les uns aux autres comme dans un jeu de construction colossal. J’interviens pendant le dernier tiers de la construction. Il y a eu les habillages, l’objet est déjà bien façonné, il a un aspect moins brutal. Pendant six mois, j’assiste ainsi à sa lente transformation. Jusqu’au moment où survient une dernière accélération où tout se met en place. Et ce qui était un pur assemblage de tôles brutes est devenu un lieu de vie confortable, séduisant, parfois somptueux.
La métamorphose est assez hallucinante. On aime ou on n’aime pas. On n’est pas obligé de partager les gouts d’une future clientèle qui s’aligne majoritairement sur le profil « retraité américain ». Cette cible commerciale conditionne souvent les choix décoratifs, dans un sens plutôt clinquant et tape-à-l’œil. Les paquebots de croisière sont indéniablement de grosses « machines à fric » où tout est pensé pour stimuler la consommation — avec galeries marchandes, innombrables bars et restaurants représentant les cuisines du monde entier, espaces de loisirs et de remise en forme. On y trouve également d’incroyables salles de spectacles qui feraient pâlir d’envie les édiles de n’importe quelle ville moyenne…
L’endroit le plus emblématique, celui qui va assurer le plus gros rendement, est le casino avec ses machines à sous, ses lumières scintillantes, ses moquettes flashy et ses décors à thème, tous conçus pour déclencher ces fameuses montées d’adrénaline qui entrainent dans le tourbillon du jeu… C’est tout le paquebot qui est un immense temple de la consommation, d’autant plus efficace que cette véritable ville flottante met chacun en position de client captif.
Mon travail se trouve exposé à deux contraintes fortes. D’abord, les délais imposés et les conditions de travail ne font pas bon ménage avec le caractère artistique de mon activité. Mais cela, j’ai bien été obligée de m’y adapter, comme tout le monde. Et puis je me retrouve dans la situation d’avoir à contribuer à l’élaboration d’un objet qui sert des valeurs d’hyperconsommation, avec lesquelles je ne me sens pas vraiment en phase… Pour alléger ces dilemmes et satisfaire mon perfectionnisme, je m’efforce de respecter au plus près les exigences de mon activité de peintre-décoratrice. Je veux pouvoir, au final, revendiquer mon travail : si d’aucuns en apprécient la qualité, tant mieux, j’en suis ravie. Sinon, je me tiens à ma discipline personnelle qui est de faire du mieux que je peux, dans les conditions existantes, et ainsi ne pas perdre « mon âme ».
Laurence Moulier
Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot
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