À propos de Et si on écoutait les experts du travail ? Ceux qui le font, Alain Alphon-Layre, L’Harmattan, 2023.
Voilà bien un livre qui nous intéresse et nous parle, à la coopérative Dire Le Travail. Et nous avons d’ailleurs eu l’occasion de croiser la route d’Alain Alphon-Layre, quand, responsable CGT, il s’efforçait d’encourager la prise en compte du travail vivant dans les préoccupations syndicales, au-delà des questions d’emploi.
Comment dépasser la distinction historique qui s’est imposée à l’ère du taylorisme, laissant la main aux employeurs sur la définition du contenu de l’activité, les syndicalistes ne s’occupant que des conditions dans lesquelles elle est réalisée ? À l’extrême, tant pis si le travail à la mine, à la chaine, sur la plateforme d’appel est dégradant, pour celui qui le fait comme par son impact sur le monde, pourvu qu’il soit payé correctement, qu’on dispose de temps de loisirs pour compenser celui perdu à la tâche, qu’on n’y risque pas trop sa santé. Considérer que les travailleurs sont « experts de leur travail », sont légitimes à discuter de la tâche et de la procédure avec l’ingénieur des méthodes, le manager : c’est une idée qui ne va pas toujours de soi dans le monde syndical, et Alain doit encore la formuler sous forme de question pour le titre de son livre. Souhaitons que Sophie Binet, par exemple, réponde « oui, bien sûr, donnons-nous en les moyens, en ne parlant pas que semaine de 32 heures et retraite à 60 ans ! »
Écouter la parole des travailleurs sur leur activité est d’autant plus important en ces temps où « le management » envahit les ateliers, les bureaux, les services. Alain a tendu son micro à treize personnes, en les invitant à lui dire ce qu’elles souhaitent à partir de deux questions simples : comment travaillez-vous ? Comment aimeriez-vous travailler ? À la première question, chacun se lance d’abord dans des explications, plus ou moins longues, sur ce qu’on lui demande de faire, sur ce qu’il est censé faire, sur les conditions dans lesquelles il doit se débrouiller pour faire. Ça ne manque pas d’intérêt d’être ainsi invité par le narrateur à découvrir un atelier de production de disjoncteurs, de soudure, un bloc opératoire, un commissariat, un tribunal, une salle de classe. Chacun a bien quelques images en tête, mais une visite accompagnée d’un guide très familier des lieux est bienvenue, éclairante. Et on peut s’inquiéter de ce qui est décrit dans les récits de l’organisation du travail tel qu’elle est imposée : manifestement, les managers, tout occupés à réduire les couts, à optimiser les process, à tendre les flux, ne garantissent pas les conditions d’un travail de qualité. Pour reprendre la conclusion de Caroline, monteuse manuelle en usine, « les conditions de travail ont été améliorées, c’est indéniable, mais la reconnaissance, le savoir-faire et la qualité de la production ne sont pas ce qu’ils devraient être, c’est ça qu’il faut changer pour bien travailler et être mieux au boulot. »
Tout empêtrés dans ces prescriptions qui prolifèrent, ces travailleurs se font souvent porte-parole de leur métier pour revendiquer un peu d’air, de marge de manœuvre propre, et, dans leur récit, tardent parfois à recourir au « je », à raconter, pour de bon, leur activité. Finalement, c’est tout de même l’essentiel : ce qui se passe entre le magistrat et les prévenus ou les victimes, entre l’enseignante ou l’aide-éducateur et ses élèves, les savoir-faire et tours de main du livreur à vélo, du soudeur, de l’agent de caisse ou d’entretien. Dans ses commentaires, Alain rappelle toute la place de la triche dans le travail contemporain, parce qu’il faut bien se débrouiller. Il y a encore beaucoup à écrire, certainement pour d’autres livres à venir !
Patrice Bride
Cf. aussi cette recension parue sur le site Metis.