À propos de Un lien qui nous élève, film documentaire de Olivier Dickinson
« Comment ressentent-elles leur métier d’ânesse laitière ? » se demande Martine, qui vit du lait de sa trentaine d’ânesses, dont on fait des cosmétiques. « Comme un échange », estime-t-elle car « L’autre est toujours intéressant. » La société des ânes lui permet de mettre des mots sur son utopie humaine. Martine fait partie de la dizaine d’éleveurs et d’éleveuses qui racontent leur travail auprès d’animaux dans le film d’Olivier Dickinson Un lien qui nous élève.
Le cinéaste assume une intention claire : montrer qu’il existe des alternatives crédibles à l’élevage intensif et au traitement « industriel » de l’animal considéré comme un simple produit de consommation, sans aucun souci du confort qu’il mérite. En nous montrant le travail apaisé d’êtres humains qui prennent soin de leurs animaux d’élevage, il témoigne, de surcroit, de ce que des personnes mettent d’elles-mêmes dans l’activité quotidienne qui les fait vivre. « Mon métier, » dit un des bergers, qui conduit ses bêtes dans la montagne, « c’est de les observer, repérer celles qui boitent… ». Comme lui, le spectateur regarde cochons, vaches et moutons dans une nature immense et pacifique. La parole humaine n’envahit pas tout l’espace, car la caméra prend le temps de capter des moments d’existence de ces animaux. Oliver Dickinson donne la parole successivement aux éleveurs qui montrent et racontent leurs gestes quotidiens, expliquent leurs choix et l’interdépendance qui les lie à leurs bêtes. Tous sont portés par un projet commun : vivre en harmonie avec les bêtes, ne pas abuser d’elle : « On vit avec les animaux, on travaille avec eux, on transforme le monde avec eux, on survit grâce à eux, comment faire pour que ce soit le plus équitable possible ? », se demande la sociologue Jocelyne Porcher, qui a cofondé avec Stéphane Dinard l’association « Quand l’abattoir vient à la ferme ».
Le spectateur écoute parler celui qui travaille à rendre heureux des bêtes qu’il élève pour qu’elles nourrissent les hommes ; car celui qui aime ses bêtes est aussi souvent le même qui les emmène à l’abattoir. On entend l’émotion de ceux qui craignent de ne pas offrir à leurs animaux une mort à la hauteur de leur vie, qui ont l’impression de ne pas assumer leur responsabilité : « Les bêtes n’ont pas le choix : nous devons nous plier en quatre. ». On voit le travail du collectif luttant pour la légalisation d’abattoirs se déplaçant à la ferme pour éviter aux bêtes la rupture, la peur, et la souffrance. On comprend combien leurs façons de travailler sont un combat. Ces femmes et ces hommes présentent un esprit de résistance par leurs actions. Ils ont choisi, contre l’industrialisation de l’élevage, contre les porcheries-usines, les stabulations surpeuplées et les fermes entièrement robotisées, une autre voie, qui donne sens à leur activité et à leur vie : l’effet de leur conquête est qu’ils vivent bien, avec leurs bêtes, qu’ils transmettent le sentiment de bien faire leur travail : « J’ai 35 ânes, si j’en avais plus, dira ainsi Martine, je ne pourrais pas bien m’en occuper. »
Ce film tient la promesse portée par son titre. Il prend soin du spectateur comme ces éleveurs prennent soin de leurs bêtes. Il lui montre des manières de travailler qui réparent un peu les dysfonctionnements de notre temps, dans l’élevage comme ailleurs. « Tant qu’on est là, ça ira. » affirme Igor qui mène ses brebis dans les alpages du Vercors. Et j’entends « Tant que nous existerons, nous pour qui le souci n’est pas d’abord de vivre de notre travail, mais de faire un travail qui nous fait vivre, c’est à dire qui donne plus de valeur et plus de cohérences à nos existences et à celles des autres êtres vivants, ça ira. » Le spectateur pourra regarder par leur fenêtre et s’en inspirer dans ses propres gestes professionnels.
Nathalie Bineau