Des récits du travail

Les mains dans le cambouis, la tête dans les étoiles

Fredo Douchet est directeur d’un des cirques Zavatta. Il est également mécanicien dans les coulisses, Monsieur Loyal et équilibriste sur la piste : comme tous les gens de sa troupe, il doit jongler avec une multitude d’activités.

Travailler dans le cirque, c’est avant tout être polyvalent. Par exemple, tout le monde participe au montage et au démontage. Pour ma part, si je voulais m’attribuer un rôle particulier, je dirais que je m’occupe plus que d’autres de la mécanique : c’est un domaine que j’aime et pour lequel on dispose de tout l’outillage souhaitable. C’est aussi moi qui présente le spectacle en tant que Monsieur Loyal, et je fais des numéros d’équilibriste.

C’est aussi important de faire la mécanique que les numéros du spectacle. Peut-être même plus important : si je suis malade, on pourra remplacer l’équilibriste par un autre numéro ; par contre, s’il n’y a pas de mécanicien un weekend où le cirque doit démarrer, certaines équipes risquent de rester sur place avec des tracteurs et des remorques qui contiennent du matériel indispensable aux représentations prévues les jours suivants.

On s’imagine que le fait d’être Monsieur Loyal me donne mon identité d’artiste. Mais il y a tout le reste qui occupe la tête. Quand je suis présentateur, il m’arrive de réfléchir entre deux numéros à ce qu’il va y avoir à réparer le lendemain, à ce que je vais inventer pour une mécanique qui tourne mal ou sur des jupes de remorque, sans parler des accessoires des numéros, des décors et même des peintures.

Mon gros souci est notamment de maintenir en état les véhicules qui composent ce qu’on appelle des « trains routiers ». Chaque tracteur traine trois ou quatre remorques, ce qui représente une charge de quarante à soixante tonnes. Or, ces véhicules ont souvent une vingtaine d’années et totalisent beaucoup de kilomètres. Il nous arrive souvent d’avoir des pannes malgré le soin qu’on apporte à l’entretien du matériel. Je me retrouve à faire des réparations sur la route, en plein convoi. Une fois, j’ai passé les trente derniers kilomètres d’une étape à enclencher les rapports avec un levier cassé parce que les vitesses ne passaient plus. Or, les remorques contenaient une partie des fauves. Alors j’ai envoyé le restant du cirque en avant, après avoir expliqué comment faire pour monter les installations à l’envers puisque notre organisation prévoit qu’on s’occupe d’abord de nos animaux et de la paille.

Sur le plan artistique, mon meilleur souvenir est un numéro où j’arrivais à monter jusqu’à près de sept mètres en équilibre sur la pointe des pieds. Quand tu te tiens là-haut devant tout le public et que tu reçois une ovation, tu te dis : « C’est l’apothéose ! » Mais les spectateurs ne s’imaginent pas que l’équilibriste qu’ils applaudissent le soir, avec son beau costume brillant, a passé toute la journée à travailler sur la mécanique dans le noir, couvert de cambouis. Quand le spectacle se termine, les gens nous disent : « Bon, on vous laisse aller vous reposer. » Mais après la représentation, le travail n’est pas fini ! Il faut encore s’occuper des animaux, on vient me chercher pour aider à détecter une panne d’électronique ou pour réparer une machine qui a mal fonctionné pendant le spectacle. On ne peut pas se permettre d’attendre le lendemain puisque, la plupart du temps, une autre représentation est prévue dès le matin.

On a beau tout prévoir, c’est souvent pendant le spectacle qu’une manille se desserre et que le trapéziste ne s’en aperçoit qu’au moment où il exécute un grand balancement. On a beau tout répéter, on n’est pas à l’abri d’une défaillance. Dans mon rôle de Monsieur Loyal, il m’arrive d’employer un mot qui n’est pas en bon français ou de faire une présentation qui ne convient pas exactement. J’essaie de me fabriquer un petit aide-mémoire dans la tête pour m’améliorer. Dans mon numéro d’équilibriste, quand j’ai eu une petite hésitation, je le retravaille le soir même. Il faut que je sache si le raté est venu de moi ou de la crainte du public, parce que j’ai le trac comme tout le monde… Être un professionnel du cirque ne m’en dispense pas.

Tous les artistes suivent la même règle : au moindre problème, il faut se remettre en piste sitôt le spectacle terminé. On ne peut pas rester sur un raté. Et c’est la même chose avec les animaux. Avant d’être Monsieur Loyal et équilibriste, j’ai aussi été dompteur. Je sais qu’il faut obliger les animaux à retravailler leur numéro juste après la représentation quand c’est nécessaire. Ils sont très malins : ils savent quand il y a le public. On a beau leur faire comprendre qu’ils auront droit à une séance de travail supplémentaire s’ils ne font pas ce qui était prévu, ils se souviennent qu’on ne les reprend pas systématiquement en plein spectacle et ils essaient d’en profiter. Or, la moindre erreur peut couter cher. C’est arrivé à notre dompteur actuel qui faisait sauter sa lionne au-dessus de lui. Le tabouret avait peut-être été malmené la veille, il était décalé ou bancal, la lionne n’était peut-être pas concentrée : elle lui est tombée dessus pendant la représentation. Ça s’est terminé par des blessures et une énorme émotion parce que, même si elle ne le fait pas exprès, une lionne qui vous tombe dessus prend peur elle aussi. Elle sort ses griffes et, en général, elle donne un coup de dent au passage.

J’ai une pression supplémentaire dans la mesure où, en tant que Monsieur Loyal, je donne la réplique au clown. Cette année, nous avons un clown roumain. On a monté le numéro ensemble. Je joue celui qui est sérieux et qui engueule l’Auguste qui fait des bêtises. Même si je ne suis pas en blanc, je fais autant le clown que lui parce que j’entre vraiment dans son jeu. J’adore son accent quand il essaie de parler français. Ça amène une touche. Il coupe les mots, les abrège ou il les dit carrément à l’envers. On ne le corrige pas. On le laisse parler comme ça parce que ça fait rire les enfants quand on dit un mot de travers.

Je suis très fier de montrer notre spectacle après tout le temps passé à le préparer et à mettre le matériel en état. Les gens du cirque sont comme des enfants quand ils réparent leur jouet : leur plus grand plaisir, c’est de jouer avec. Le cirque, c’est un peu notre jouet. On ne veut pas seulement que les spectateurs applaudissent à ce qui se passe sur la piste, on veut qu’ils apprécient le décor, la musique, les lumières, l’ambiance. On veut que le cirque reste un évènement, que les gens soient impatients de venir voir quarante animaux, le chapiteau, toutes les formes, toutes les couleurs. On aime que les enfants crient le nom du cirque quand la voiture publicitaire passe devant les écoles.

Ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est quand j’ai lu sur notre site internet le témoignage d’une dame dont la fillette était autiste. C’était un des premiers spectacles où elle l’emmenait. Sa fille s’était tellement amusée que la dame avait passé tout son temps à la regarder rire et applaudir. Elle-même n’avait pratiquement rien vu des numéros, elle n’avait eu d’yeux que pour sa fille émerveillée par les animaux, les clowns, les lumières et toute la magie du cirque. J’étais aussi ému que lorsque, ébloui par les projecteurs, on m’avait fait une ovation pour mon numéro d’équilibriste.

Je n’imagine pas une autre vie que celle-là. Pour ce qui concerne mes enfants, ce sera à eux de décider. L’une de mes filles veut monter un numéro de trapèze, et l’autre un numéro de contorsion qu’elles répètent tous les jours pendant une heure et demie. Elles ont huit et dix ans : c’est la huitième génération. Peut-être qu’elles ne pourront pas continuer le cirque parce que ça devient de plus en plus compliqué. Mais dans la mesure où on touche à tous les corps de métier, si, un jour ou l’autre, elles veulent prendre une autre direction, elles le feront. Ce sera à elles de voir. En attendant, tout ce qu’on pourra faire de mieux pour leur apprendre ce métier, on le fera.

Fredo Douchet
Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot


D'autres récits du travail disponibles en livres :
mines_de_faire_01et02_couv