Des récits du travail

De toutes petites fleurs

Depuis trente ans, Dana fabrique des bijoux à Salers. Elle partage sa vie entre le Cantal durant les beaux jours, et La Rochelle l’hiver. Tout est lié, « tissé », pour elle et son petit garçon : lieux de vie, métiers, rythmes scolaires. Du métier ou de l’artisane, qui a construit l’une et l’autre ?

En 1985, je suis arrivée à Salers pour travailler dans un restaurant, un job pour l’été en attendant. J’avais 25 ans, des amis d’amis cherchaient un saisonnier pour travailler en cuisine. Au printemps, je suis venue voir la région que j’ai trouvée fantastique, très belle et sauvage. Le Cantal, les Puys, les Aubracs, les estives, les vaches, des Salers puissantes et joliment cornues. Je venais de La Rochelle, habituée aux bords de mer, aux étendues planes. Je suis tombée amoureuse de cette région. J’ai donc fait la saison avec eux et j’ai rencontré Jean-Luc, qui deviendra le père de mon premier fils. Il est à l’origine de « La Cave aux Fleurs », il y fabriquait des bijoux d’inclusions sous résine : la rencontre cruciale de ma vie ! À ce moment-là, je me destinais à devenir éducatrice. J’ai tout lâché et je l’ai suivi. La vie nous a réunis et la mort nous a séparés. J’ai continué l’aventure.

Mon atelier est ici, dans cet appartement sous les toits, à Salers. « La Cave aux Fleurs », c’est la boutique où je vends, dans une ancienne maison Renaissance au village.

p1050565

Jean-Luc m’a appris à repérer les lieux de cueillette, à reconnaitre et choisir les fleurs du printemps, à les faire sécher dans de bonnes conditions. Elles sont les matériaux premiers des bijoux que je fabrique, et leur cueillette est si agréable ! À partir d’avril, je commence mes parcours dans les montagnes, les sous-bois, les chemins, les bords de route. Je fais d’abord des repérages dans la période de floraison, selon le contexte climatique. Attendre, certes, mais pas trop, être attentive à l’évolution de la lumière et de la chaleur de ces journées qu’il ne faut surtout pas manquer dans le Cantal où le printemps est instable. De la douceur au froid, au très froid, en un rien de temps ! Bref, observer, sentir et agir quand il le faut.

Toutes mes fleurs sont très petites, parfois aussi minuscules qu’un grain de semoule. Je me souviens, j’ai commencé par les fleurs de carottes, des ombellifères blanches que l’on peut trouver encore en septembre. Aujourd’hui, je ramasse l’oseille, la rumex, la renouée, la petite corbeille d’or et quelques plantes vivaces dont la céanothe et une variété d’alysse que j’affectionne particulièrement pour leurs couleurs. Je les fais sécher dans des herbiers sous presse. Chacun de mes herbiers est consacré à une variété de fleurs. C’est plus simple pour élaborer mes compositions.

Les supports de mes bijoux sont creux. Je prépare ma résine synthétique, j’ajoute le durcisseur, puis un colorant selon la couleur voulue, je coule dans le fond du bijou, puis je dispose mes fleurs au gré de mon inspiration. Je laisse sécher. Pour terminer, je recouvre de résine transparente. Ces montures proviennent de différentes sources. J’en achète certaines toutes faites, j’en fais fabriquer d’autres chez un fondeur. Parfois ce sont des combinaisons de sertissures, de boutons, d’anneaux, qui, une fois soudés, sont envoyés chez le doreur-argenteur pour la finition couleur. Je fais ainsi des boucles d’oreille en y ajoutant des attaches, une bélière pour les pendentifs.p1050563

Là où je me sens créative, c’est dans le choix des combinaisons des supports métalliques. Ils peuvent être martelés, lisses, ajourés. Puis, dans l’emplacement de la sertissure qui recevra l’inclusion (en haut, en bas, décalé ou pas), et enfin dans le choix du traitement de l’argenture ou du bronze.

Là où je me sens artisane, c’est quand je trouve des solutions techniques pour les problèmes liés par exemple à la résine. Je cherche et on trouve toujours.

Je fabrique au printemps, mais surtout l’été. Je partage mes journées entre l’atelier et la boutique. Un ami m’aide à tenir la boutique quelques heures l’été, pour me laisser du temps pour fabriquer les bijoux.

Je vis avec Pablo, mon second fils. Nous arrivons à Salers aux vacances de Pâques et nous repartons à la Toussaint. Le rythme est donné par la scolarité de Pablo. De septembre à avril à La Rochelle, puis il vient terminer l’année dans l’école d’Anglars de Salers. Je partage ainsi mon temps entre fabrication et vente, entre Cantal et Atlantique.

Ma vie ici, en fin de compte, est très routinière. Mais j’aime l’idée de construction progressive. Tout parait semblable en apparence, mais c’est toujours différent : la météo conditionne la cueillette et le flux des visiteurs. J’aime le rapport avec les gens, les conversations, les échanges d’expérience de vie, de techniques quand eux aussi sont bijoutiers. Ils sont curieux par rapport à mon travail. J’ai plaisir à penser qu’après notre rencontre, ils regarderont les fleurs différemment. La plupart du temps, leur taille les surprend, elles sont si petites. Il suffit d’observer comment les fleurs sont formées pour leur donner un autre éclairage. C’est chouette de susciter cette curiosité-là, somme toute banale.

Je ne pense pas vraiment pouvoir dire que j’ai choisi ce métier, ou qu’il m’ait choisie. La vie fait des cadeaux même si, sous d’autres aspects, ça a été très douloureux. Cette vie, ce rythme me correspondent. Je suis profondément indépendante et pourtant ces alternances me cadrent. Ça m’apporte une forme de liberté. La liberté dans l’absolu n’existe pas. Je ne compte pas mes heures, mon travail s’imbrique dans mon quotidien comme un tissage.

p1050561

En fait, ma liberté c’est de choisir ce que j’ai à faire, c’est organiser mon temps à ma convenance, c’est choisir là où j’ai envie de vivre. C’est une chance inouïe. L’hiver, j’ai plus de temps libre que l’été. Alors je me consacre à la fabrication, à des recherches et à la vente dans un marché de Noël pour assurer l’avant-saison.

Je ne peux pas dire que je ne changerai pas de métier, je ne peux pas savoir. Si c’est possible, je voudrais le poursuivre et le développer autrement plus tard, le transmettre un jour peut-être. Pour le moment, ça me va. Trente ans à Salers m’ont permis de rencontrer des gens que je n’aurais jamais rencontrés, dont je suis proche aujourd’hui, des gens d’ici ou des saisonniers comme moi. Ce métier m’a construite, il m’a offert le luxe d’avoir une vie plus proche de ce que je suis. Ou peut-être suis-je devenue ce que cette vie en alternance fait de quelqu’un ?

Dana Odin
Propos recueillis et mis en texte par Roxane Caty-Leslé


D'autres récits du travail disponibles en livres :
mines_de_faire_01et02_couv