Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 48

Mercredi 29 avril

J’ai commis l’irréparable : dormi dans mon lit-bureau. Incapable de m’endormir hier soir, l’estomac retourné, j’ai migré vers minuit pour m’assoir dans mon espace de travail puis, progressivement, glisser sans m’en apercevoir vers le sommeil. J’étais donc déjà au bureau quand je me suis réveillée vers 5 h 30. Pris un petit-déjeuner léger avant 6 h. Transcrit les entretiens puis rédigé les récits de la veille à 9… La maison est devenue un véritable espace Schengen : libre circulation de toutes mes tâches entre les pièces, entre les meubles, entre les moments de la vie. Le comble de l’abolition des frontières.

Je me suis levée un peu plus tôt qu’à l’ordinaire pour soulager ma sciatique récalcitrante. Vers 11 h, un ami de Stéphane, transgressant les règles, est passé prendre des nouvelles. Nous lui avons proposé l’apéritif. Une fois n’est pas coutume, j’ai trinqué avec les hommes. La veille, j’avais avisé une bouteille de Lambrusco Rosatto qui m’avait tentée. Elle sera ouverte ce midi. Avec modération.

Le visiteur est commerçant. Il est le patron d’un restaurant du centre-ville d’un village balnéaire, à quelques kilomètres de chez nous. Son cousin a épousé la cousine de Stéphane. Ça crée des liens. Je sais qu’ils ont déjà passé des vacances ensemble. Il nous raconte son vécu du confinement. Il a déjà tondu sa pelouse à trois reprises, et non content de s’occuper de ses extérieurs, il a tondu les pelouses des voisins, surtout de celles et ceux qui sont parisiens et n’ont encore pas pu regagner leur résidence secondaire, mais aussi les pelouses municipales. « Pour que le quartier soit propre », se justifie-t-il. Il a aussi nettoyé et repeint son tracteur. Et, depuis une semaine, passe ses journées dans son resto à refaire des peintures.

Il se demande ce qu’il va se passer au mois de juin : doit-il anticiper la réouverture en proposant aux clients des plats à emporter ? Si oui, va-t-il perdre, pour ses salariés, le bénéfice de l’aide de l’État pour financer leur chômage partiel ? Sans doute… Stéphane lui rappelle qu’il a un projet pour lui : que lui et son épouse me racontent l’histoire de leur restaurant, devenu au fil des années une institution de la côte.

Ils l’ont racheté en 1986 : trente-quatre ans qu’ils connaissent leur clientèle, trente-quatre ans d’anecdotes, depuis la fois où ils ont été placés en garde à vue parce qu’avant eux l’établissement était un repaire du trafic de drogue, jusqu’au jour où la patronne est allée se plaindre auprès d’un orchestre « qu’allez, il faut reprendre la musique, on appelle ce petit festival les Terrasses de l’été, elle fournit la terrasse, les musiciens doivent fournir l’ambiance », en passant par ce jour où une cliente de passage portait à son nez chacun des fruits de mer qu’il avait servis et qu’il a repris son plateau pour le ramener à la cuisine en lui disant d’aller manger ailleurs !

Pourquoi pas ? Ils ont ressorti des photos il y a quelques jours et les souvenirs sont remontés. Ils ont certainement oublié beaucoup d’épisodes, mais je le lui confirme : ça reviendra. Peut-être une nouvelle mission pour moi. Et avant qu’ils ne prennent leur retraite, de manière à ce que je puisse passer une journée sur place et sentir l’atmosphère, observer les relations entre les membres de l’équipe en cuisine, celles existant entre les patrons et les consommateurs, à identifier le client habitué, le client de passage, le client conciliant, l’emmerdeur de service… Je ne doute pas que pour un tel bouquin, il puisse y avoir des lecteurs. Et qu’une maison d’édition locale puisse être intéressée.

L’après-midi, je vais récupérer mes lentilles de contact au laboratoire. Une permanence est tenue par une des secrétaires à tour de rôle, de 14 h à 17 h du lundi au vendredi. Au téléphone, l’une d’elles m’avait rassurée. Ce type d’article est considéré comme un produit de première nécessité. Je prends un rendez-vous avec l’opticien spécialisé qui a créé cette entreprise prospère et reconnue : je devrai venir seule, munie d’un masque, avec l’obligation de me passer les mains au gel hydroalcoolique avant d’entrer dans son cabinet. J’ai entendu aux infos que les lentilles étaient non-recommandées en période de Covid-19, car susceptibles d’être une voie d’entrée privilégiée du virus. Mais je ne peux pas m’en passer.

En rentrant, je trouve un courriel de Franck : le matin, je lui avais envoyé une proposition de récit à partir de son interview, mais il avait renoncé à le mettre en ligne sur le site de Dire Le Travail. Trop identifiable. Son métier d’agent de protection rapprochée est une profession avec une forte déontologie, et tout particulièrement concernant la confidentialité des informations dont les agents disposent de facto sur les personnes qu’ils protègent. Cette fois, il accepte que son récit soit fait via celui de sa compagne : elle parle de son homme, de leurs relations quand il part en déplacement, de ses inquiétudes… À travers elle, on le voit lui.

Vers 17 h 20, j’essaye de me connecter avec une nouvelle application à une réunion organisée précisément par Dire Le Travail. J’entends d’abord les participants, même si eux ne m’entendent pas. Puis le débit des paroles ralentit dangereusement pour s’arrêter tout à fait. « Vous êtes déconnecté » me dit la chose. Je ferai plusieurs tentatives puis, à 17 h 58, j’annoncerai à Patrice par texto que j’abandonne.

À 19 h 10, il me répond : « Compte-rendu à suivre demain. Tu pourras compléter ».

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe


à suivre…


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