Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 4

Lundi 16 mars

J’ai rendez-vous à 10 h avec mon coach. L’homme est en formation. Il a déposé une annonce sur le site de l’Association pour l’emploi des cadres, car il cherchait des volontaires afin de servir de sujets d’étude pour son diplôme. Comme je sors d’un burn-out, j’ai répondu, car j’éprouve toujours des difficultés à retrouver la motivation nécessaire à la pratique d’activités de loisir.

Ce doit être notre quatrième séance ou quelque chose comme ça. Il m’a demandé quelques jours plus tôt de l’effectuer par téléphone. Il me propose un exercice sur les valeurs et m’envoie pour ce faire un tableau Excel par mail. Heureusement, Internet fonctionne : depuis que le confinement est sérieusement envisagé, des Parisiens ont anticipé et sont venus remplir les résidences secondaires de notre quartier. On craint des problèmes de débit voire des coupures de connexion. Malheureusement, je ne parviens pas à renseigner le tableau. Peut-être une incompatibilité de nos logiciels. Je reprends donc les bonnes vieilles méthodes : un bloc-notes, un stylo et je relève manuellement les valeurs qui m’inspirent le plus. Amour, sincérité, image de soi… les autres, je les ai déjà oubliées, peut-être justice aussi. Nous convenons d’un dernier rendez-vous dans dix jours. Finalement, ça s’est plutôt bien passé. J’ai juste craint un moment que mon compagnon ne m’entende par trop me dévoiler. L’espace de coworking dans lequel mon coach me reçoit d’ordinaire est plus intime, plus confidentiel, plus secret.

Depuis la fin de la semaine dernière et jusqu’au lendemain, c’est la litanie des annulations et des reports de rendez-vous. Je suis toujours chercheuse-collaboratrice au CRUJEF de la Province de Québec et la visioconférence de l’après-midi est annulée. J’ai vu d’ailleurs passer un message s’adressant à tous les stagiaires étudiant à l’étranger leur demandant de rentrer au bercail toutes affaires cessantes. La journée d’étude dans laquelle je devais intervenir à l’école de travail social d’Amiens sur les écrits professionnels a été elle aussi annulée. J’apprends également que mon vol pour Lyon, prévu le 20 mars, est annulé, mais il m’est impossible de joindre le voyagiste pour demander le remboursement de mon billet. Le numéro indiqué est inaccessible ! J’apprends aussi que mes trois réunions programmées à Paris entre le 26 et le 28 mars sont abandonnées. Et je passe du temps à annuler mes réservations de nuitées d’hôtel et de train.

Moi-même, je préviens l’accompagnateur à la création de sites Web, qui m’a délégué la responsabilité d’une formation, que je ne pourrai pas me rendre chez ma fille, d’où je devais me connecter avec le client pour être sure d’avoir un débit suffisant. Je demande à repousser la deuxième partie d’une formation que j’avais débutée quelques semaines plus tôt et je préviens la stagiaire. J’écris aussi aux deux clients chez qui je devais me rendre les 18 et 23 mars pour continuer à recueillir leur biographie afin de leur demander quelle forme pourrait prendre notre collaboration dans le proche avenir.

Mes sensations sont mitigées : elles oscillent d’une part entre le regret de renoncer, même provisoirement, à des séances de travail intéressantes en compagnie de personnes que j’aurais eu plaisir à retrouver et d’autre part le soulagement de retrouver du temps et de profiter du printemps naissant.

Le matin, je me suis rendue dans une galerie marchande pour imprimer des photos et j’ai eu la mauvaise idée de pénétrer dans le supermarché pour acheter de l’eau, qui risquait de manquer rapidement. Mal m’en a pris : les files d’attente aux caisses, pourtant toutes ouvertes, s’étalaient le long des rayons situés à gauche de l’allée centrale et jusque dans cette allée, où passer un caddie relevait d’une compétition de stockcar. Seuls les rayons situés à la droite de l’allée étaient accessibles, mais certains d’entre eux étaient quasi dévalisés. Pendant les vingt longues minutes qu’a durée mon attente à la caisse en libre-service, j’ai même entendu une altercation à quelques rayons de là, suivie d’un mouvement et d’un grondement de foule. Je me suis demandé si les gens n’en venaient pas aux mains.

Le soir, nous sommes invités à diner chez une amie. Un peu plus tôt dans la journée, elle m’a laissé un message sur ma boite vocale : « Est-ce qu’on maintient ? » D’un commun accord, mon compagnon et moi avons répondu oui. Un de ses amis nous demande, alors que nous sommes sur le départ, s’il peut passer prendre l’apéritif. Il est pour sa part placé en arrêt de travail pour cause de système immunitaire déficient, à ce titre il fait partie des personnes fragiles.

Le diner et l’apéro manqué sont des moments conviviaux que je pressens comme des occasions d’au revoir.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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