Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 17

Dimanche 29 mars

Comme nous sommes passés à l’heure d’été cette nuit, il est officiellement 6 h lorsque je me lève, ce qui équivaut à un exploit sportif pour moi. Ce que je ne devrais peut-être pas dire, c’est qu’outre le changement d’horaire, qui m’avantage, je me suis dopée pour que Morphée m’emporte. De combien de temps de suspension vais-je écoper ? Quelle sera la position de la Fédération internationale de sommeil naturel ? Fera-t-elle preuve de mansuétude compte tenu de la situation sanitaire qui ralentit nos activités et nous met au lit moins fatigués ?

La veille au soir, j’ai reçu des documents de la part de Marc, notamment des PV d’écoutes téléphoniques dont son épouse a été l’objet durant l’instruction. Je rappelle qu’elle a été mise en examen dans une « information suivie du chef de délaissement d’une personne hors d’état de se protéger en raison de son âge et de son état physique et du chef d’assassinat » au préjudice de son mari de l’époque. Habituellement, Marc écrit « au propre » des extraits des pièces sur un document qu’il me remet à la fin de nos entretiens mais, avant cela, il me les lit et me les commente, toujours allongé sur son canapé, avec moi assise en face sur un fauteuil, mon enregistreur ouvert sur la table basse qui nous sépare. Je viens de réaliser, parce que je l’écris, que nous sommes quasiment positionnés comme un patient et son thérapeute, même si, contrairement à l’image d’Épinal de la psychanalyse qui veut que l’analyste soit derrière son client, Marc est tourné vers moi… J’ai l’habitude de dire que le récit de vie est un travail à visée non thérapeutique mais aux effets possiblement thérapeutiques.

Bref, ce mode de fonctionnement entre mon client et moi me permet d’avoir en main un texte que je reprends presque stricto sensu pour rédiger les chapitres du manuscrit, car son souci est de n’avancer aucun argument qui ne soit étayé par une preuve. Mais il me permet également d’entendre le narrateur sur ses étonnements, ses doutes, ses colères, de façon à pouvoir questionner certains témoignages ou certaines pratiques et à proposer, finalement, une contrenquête. Cependant, en ce dimanche matin, les documents que j’imprime sont presque illisibles, notamment les procès-verbaux de retranscriptions de conversations téléphoniques. De surcroit, Marc n’est pas sur son canapé, à me livrer ses interrogations, à mettre à jour les incohérences ou les contradictions, à partager, parfois, des informations non partageables, mais qui me mettent dans « l’ambiance », qui me font « renifler » les personnages d’une affaire réelle qui dépasse la fiction. Heureusement que je le vois deux fois par mois depuis le 2 décembre et que je commence à maitriser le dossier presque aussi bien que lui, sinon j’aurais eu du mal à poursuivre l’écriture.

L’après-midi, je retrouve Marie-Anne : après une tentative de connexion par Skype, qui est médiocre, nous décidons de travailler avec deux téléphones placés l’un à côté de l’autre. Je l’appelle avec le premier et je l’enregistre avec le second. C’est ce qui s’appelle le système C. Non non, vous m’avez bien lue, ce n’est pas le système D, c’est le système Coco ou Corinne si vous préférez ! Il faut dire que ces enregistrements où il y a 50 % de perte auditive, non seulement sont agaçants mais sont aussi dispendieux. Quand je les fais transcrire par Happyscribe, c’est la durée totale qui est prise en compte et prélevée, même si de nombreux silences sont attestés dans le fichier audio. Cette bêtise technique va finir par « me couter un bras » (marrante aussi cette expression, comme si mon bras était à vendre, et d’ailleurs pourquoi un bras et pas un œil ?).

Notre entretien dure quarante-cinq minutes. Je pense que Marie-Anne avait bien d’autres choses à raconter, mais elle n’aime pas ce mode de communication. Du reste, elle me dit qu’elle a beaucoup de télétravail qui l’attend à partir de demain. Les étudiants qu’elle forme habituellement lui envoient déjà un max de courriels de toutes sortes. Il faut dire qu’ils ont un devoir à rendre pour le 31 mars et les retardataires ou les personnes qui travaillent au pied du mur s’agitent. Là encore, pourquoi au pied du mur ? Sommes-nous tous des maçons ? Pourquoi pas au pied du bateau, nous serions pêcheurs ? Ou au pied de la meule de foin, nous serions paysans ? Ou plutôt au pied du lit, nous serions amants ?

Bref, Marie-Anne me signifie qu’il faudra attendre un peu avant que de se revoir. Elle a du travail par-dessus la tête et elle ne veut pas que l’on échange le soir : elle a besoin de sommeil, beaucoup de sommeil, et raconter sa vie l’empêcherait de s’endormir. Mon travail est donc tributaire du sien, de sa disponibilité, concrète et psychique. Qu’à cela ne tienne : j’ai déjà quarante-cinq minutes d’entretien à passer à la moulinette, je dois ensuite tout reprendre parce que certaines traductions sont pour le moins fantaisistes et je m’attache à rectifier la syntaxe qui n’est évidemment pas la même à l’oral ou à l’écrit. Parfois, sans trahir, j’essaye des tournures un peu plus littéraires. Et plus rarement, je fais des recherches documentaires sur un lieu ou un personnage cité par l’auteur ou encore sur un livre, un film, une chanson dont elle fredonne quelques notes mais dont elle ne se rappelle pas le titre. Avec Marie-Anne, l’avantage, c’est que nous sommes nées la même année et que nous avons les mêmes références…

En fin de journée, je suis le conseil d’une amie : depuis le confinement, elle qui gère une enseigne bien connue de vêtements et de lingerie dans la plus grande galerie commerciale en périphérie de la ville, a décidé de fabriquer des albums photos. Ça tombe bien, elle avait du retard. Quand nous échangeons par Whatsapp, elle attaque son voyage au Japon il y a exactement un an de cela : « Heureusement que ce n’était pas cette année ! », s’amuse-t-elle. Je décide donc de faire d’une pierre deux coups : préparer un petit cadeau à mes proches et prendre de la distance à l’égard de la situation actuelle. Aussi vais-je rechercher toutes les images humoristiques que mon environnement m’a envoyées depuis les quinze derniers jours. Je mets ainsi au point quatre albums identiques de trente photos retraçant les affres de notre isolement à tous : au début, notre incompréhension, plus tard notre obéissance civique, ensuite notre adaptation à la situation, les tentatives d’occuper notre temps (comme moi qui réalise les albums), les « pétages de câble » (j’aime mieux que pétages de plombs parce que je visualise mieux la rupture), les effets indésirables, la sortie du tunnel (un peu anticipée). En dépit de deux bugs qui m’obligent à recommencer à zéro, je m’amuse comme une petite fille à chercher, enregistrer, classer, importer… et surtout à composer les petits textes que je glisse sous les photos. En glissant au passage des messages d’affection aux miens. Attendre maintenant…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe


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