Dorina, la cinquantaine, documentaliste, a pris un congé sabbatique à l’automne 2019. Le confinement a été décrété alors qu’elle découvrait, pour la première fois de sa vie, les joies du « non-travail » et la formidable liberté de cette situation hors du commun. Pourtant, depuis deux mois, elle… travaille. Comme présidente d’association. Et donc hors cadre salarié trop contraignant.
Le 10 avril, en plein cœur du confinement, elle racontait.
« L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe, comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. » (Duras, 1995)
J’écris ces quelques lignes en ce jour de confinement contre le virus Covid-19, le 10 avril 2020.
Mais avant même de raconter ce en quoi consiste actuellement mon travail, j’aimerais m’autoriser, en ce temps grave, un souvenir de mon beau pays natal, longtemps soumis à un régime autoritaire. Ce slogan présent partout : « travailler, travailler, travailler ». Ce pays évoque, dans la mémoire collective, au-delà de ses frontières enclavées entre la Russie et les Balkans, deux grands récits. Le premier se situe dans l’imaginaire : il s’agit du mythe de Dracula. L’autre, bien plus ancré dans la réalité, renvoie à l’opprobre de « l’âge d’or » associé au règne du dictateur Nicolae Ceausescu.
À l’origine, nous avait été promis un monde meilleur : le fait est qu’effectivement tout le monde avait un travail et un carré de logement. Mais à quel prix ? Celui de la soumission, celui de la poussée d’une main invisible qui étranglait progressivement toutes nos libertés. Nous avions tout pour survivre, mais rien pour nourrir notre esprit critique.
Ce pays dont je vous parle, c’est la Roumanie.
Dans cette idéologie, prônée par un pouvoir obsédé par le contrôle social, le travail était interprété comme source d’épanouissement personnel et de reconnaissance sociale. Le mérite, la compétitivité, l’effort, le labeur étaient les moteurs de l’obéissance à cet ordre établi, supposé nous conduire vers ce meilleur des mondes. En même temps, des voix révolutionnaires de ce coin du monde nous enseignaient que « le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité » (Karl Marx, 1872).
J’ai libéré ici les traits sombres d’un tableau que je vais commencer à peindre. J’ai bien l’intention de les égayer au fur et à mesure de mon récit.
« Une belle carrière professionnelle »
Lorsque les frontières se sont ouvertes en 1989, j’avais atteint l’âge adulte. Au terme d’une analyse, éclairée par toute la connaissance acquise tout au long de mes longues évasions livresques, je suis partie pour un pays plus libre. Que me soit pardonnée cette infidélité salvatrice : j’étais enivrée par ce souffle de liberté qui venait de l’Ouest. Je ne voulais plus attendre dans l’inertie, je voulais sentir l’euphorie de la liberté de se mouvoir.
J’enviais alors, depuis trop longtemps maintenant, la France, ce pays élu pour mon départ. Car, dans mon imaginaire, il offrait pléthore de possibilités pour s’épanouir par le travail. Et par d’autres moyens. Une offre culturelle riche et plurielle, la possibilité de s’exprimer librement, d’explorer le monde par les voyages, proches ou lointains, la possibilité de recourir à de recettes du bonheur et du bien-être : yoga, méditation, sophrologie, loisirs sportifs et tant d’autres propositions enthousiasmantes. Sans oublier la possibilité d’avoir un espace de vie à soi et pour soi, voire une maison confortable équipée par toutes les prouesses technologiques, la possibilité de cultiver son jardin, de magnifier son goût pour la cuisine et que sais-je encore ? Je ne serai jamais exhaustive. J’ajoute néanmoins : un pays où l’on peut aussi être aidé parfois. Et aider les autres. Où l’on peut développer un lien de solidarité. J’ai été contente de pouvoir en faire mon travail par la suite.
Il n’y avait pas de doute. Avec tous ces atouts, ce pays devrait être le mien. J’y suis venue et j’y reste. Un exil plutôt réussi. Ils se font rares ainsi ces temps-ci.
Ce nouveau pays m’a donc accueillie et ouvert les portes de plein de possibilités comme je l’avais imaginé.
Ainsi, après des études universitaires, que j’ai menées à bien dans le plaisir et la joie d’apprendre tant de nouvelles choses, j’ai décroché assez facilement un travail de documentaliste dans une école de formation aux métiers du social. Il y avait encore du travail, même pour une étrangère, en ces temps un peu lointains.
J’ai ensuite bâti, à l’aide de mon travail, un édifice solide aux vertus gratifiantes qui m’a propulsée vers une belle carrière professionnelle. L’ascenseur social m’a permis de m’élever jusqu’au poste de manager que j’ai exercé plus de vingt ans avec un grand enthousiasme.
Le droit à la paresse
À écouter ma mère et mes camarades compatriotes, j’ai réussi ma vie professionnelle. Alors pourquoi, au fil du temps, ai-je commencé à déchanter au milieu de ce jardin d’Eden ? J’ai cherché à cette époque, à la force de mes moyens, à défier ces apories qui pointent le bout de leur nez.
Tout d’abord, je me suis remise en question, m’attribuant le qualificatif de « capricieuse » ou me reprochant d’être « trop exigeante ». Peut-être aussi quelques soucis de santé m’avaient-ils dérobé mon énergie, pourtant originellement débordante ?
J’ai alors poursuivi l’analyse en tant qu’être doté de raison et d’esprit critique… Pour finir, affaiblie et « fatiguée d’être soi » (Alain Ehrenberg, 1998), revendiquant ainsi, pour aller mieux, « le droit à la paresse » (« Ô paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines », Paul Lafargue, 1883).
J’ai finalement poussé la revendication jusqu’à m’accorder un arrêt temporaire du travail. Dans la terminologie du droit du travail, on appelle cela « un congé sabbatique ». Mon sabbat à moi, toujours pas terminé, devait durer un an.
Le goût de la liberté retrouvée a été délicieux. Je me suis, au fur et à mesure, débarrassée de la charge du travail. Convaincue que la vie était ailleurs.
J’ai maintenant du temps devant moi et pour moi. Ne plus être agressée par le réveil, m’enivrer à l’opulence des parfums insaisissables jusqu’alors, écouter le silence ou les sons harmonieux de la nature, se délecter l’esprit et le cœur par un choix délibéré de propositions esthétiques et culturelles, je fais tout cela à volonté.
Je suis ainsi devenue légère, me frayant un chemin parmi les hommes et les choses, en douceur, en essayant de leur témoigner de ma gratitude de les avoir à mes côtés. Je ne sais pas comment nommer exactement ce ressenti, mais je me suis sentie belle au tout début, belle à l’intérieur et dans mon emballage. Ce sentiment me procurait du plaisir, et du désir de partage. J’ai débordé de ce bien-être. Alors, dans un élan de générosité, j’ai voulu en donner une partie aux autres.
« Ils avaient un travail sérieux, eux. Moi, je n’en avais plus. »
Je me suis heurtée à une réalité douloureuse. Bien dans ma peau et dans ma tête, je commençais à perdre le cher compagnonnage de mes amis, des anciens collègues et d’autres connaissances plus ou moins proches. Je perdais ainsi un peu d’un ancien monde que j’avais construit à la force du labeur des années durant. Une fêlure se nichait progressivement entre eux et moi, entre moi et eux. Que dévoilait-elle ?
Mes amis, de tous bords, étaient fatigués à leur tour, ils n’étaient pas disponibles. Ils avaient d’autres priorités que de partager la futilité de mes préoccupations. Le peu de temps libre qu’il leur restait, ils le mettaient naturellement au profit du repos pour reprendre le travail en pleine forme. Ils avaient un travail sérieux, eux. Moi, je n’en avais plus.
Je me suis résignée à cette réalité, qui n’enlevait en rien mon amitié pour eux. Je les apprécie tout autant, mais force est de constater qu’il n’y a pas la place suffisante à la rencontre entre une personne qui porte la charge d’un travail et une autre qui a choisi de s’en débarrasser pour trouver « l’insoutenable légèreté de l’etre » si chère à Milan Kundera ou encore « des allègements » conseillés en son temps par Flaubert (« La vie est en soi quelque chose de si triste qu’elle n’est pas supportable sans de grands allègements. », 1870).
Cela dit, une part d’indicible m’accablait au point de l’obsession. Faisant à nouveau appel à ma capacité de raisonner, j’ai questionné cette fêlure car elle me plongeait irrésistiblement dans la solitude : je n’appartenais plus à cette communauté de travailleurs et je ne pouvais pas me permettre de les agresser avec ma désinvolture.
Puis, une issue fatidique m’a emportée dans son sillage : l’invasion du minuscule virus Covid-19, qui a bouleversé toute l’humanité et, avec elle, ses valeurs fondamentales comme le travail. Désormais, nous sommes tous, ou du moins une grande partie d’entre nous, confinés dans l’espace intime de notre foyer, si tant est qu’on ait un. Une majorité de travailleurs ne travaillent plus, ou travaillent autrement, de chez eux, à l’aide des médiations technologiques. Et moi, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils vont, peut-être, trouver eux aussi un peu de ce bonheur que j’ai découvert il y a quelques mois maintenant. Trouveront-ils un peu de légèreté, un peu de douceur, un peu de sérénité ?
Ou alors le travail était-il la sève de leur vie ? Et si son tarissement pouvait leur causer des dommages importants ? Après tout, source de revenu, lieu de reconnaissance, cœur du mouvement, moteur de combativité, lieu d’émulation, le travail est source de tant de bienfaits, et de baumes vivifiants pour un grand nombre de personnes. Dès lors, une injonction à le cesser temporairement, même justifiée par une bonne cause, n’est pas pour tous de bon augure. Le risque de dépression, dans cette suspension du temps qui nous éloigne du travail, plane sur bien des têtes.
« Depuis le début du confinement, je travaille »
Comment, ainsi, donner du sens à son existence en s’éloignant du travail ? Et moi qui ne travaille pas au moment du confinement, comment je vis, ou plutôt, comment je continue ma petite vie à la maison ? Je vais vous surprendre peut-être par l’ambivalence de ma réponse.
Le fait est que, depuis le début du confinement, je travaille. Je travaille sans contrat de travail et sans que personne ne me pose de cadre. Sans doute vous demandez-vous pourquoi je me saisis de cette période pour introduire, sans injonction aucune, le travail à nouveau dans ma vie ? Serait-il pour retrouver mes amis, mes collègues, mes semblables ? Pour me relier à eux, pour retrouver le plaisir d’échanger avec eux, pour être un peu comme eux et comme moi avant mon « sabbat » ? Et comment ?
La réponse est que je me suis immiscée dans les espaces collaboratifs numériques de travail. L’accès m’est autorisé, alors j’y rentre. Et me sens à nouveau utile dans cette communauté retrouvée. Je prends même du plaisir à le faire.
Loin des symboles qui habitent le monde du travail traditionnel, de l’arsenal logistique et organisationnel, loin des bureaux formatés, des signalétiques hiérarchisantes, je me sens habile dans ces nouvelles formes de travail à distance. Je me sens participante et contribuante, créative et inventive.
Ai-je trouvé le gout à nouveau pour le travail ? Ou seulement le gout pour un certain travail. Celui sans charge. Celui qui me procure du plaisir.
J’écris et j’aime cela.
Je lis et j’aime cela.
Je propose des idées, des solutions, des scenarii, ils trouvent parfois un bon écho, et j’aime cela.
Je parle, j’échange, je communique avec mes camarades et j’aime beaucoup cela.
Suis-je une intruse, un attachant compagnon du Roi Lear dans un royaume déchu ou une de ces milliers des personnes volontaires en quête de se rendre utiles ?
Si je cherche une définition raisonnée à cette forme de travail, je pourrais l’appeler du bénévolat. La veille informationnelle, l’écriture, la lecture, la médiation documentaire, les conseils aux professionnels animent mon nouvel univers. Ces sont des pratiques qui habitaient également mon travail d’avant. Mais aujourd’hui, je ne connais pas la contrainte en les mobilisant et je m’autorise une temporalité appropriée à mon rythme naturel de vie. J’ai retrouvé de l’enthousiasme, je m’éclate dans cette forme de travail. Dès lors, je continue de cultiver mon jardin avec les fruits de ma créativité libérée et je refuse à ce stade, de penser le retour au travail sérieux, au travail rythmé par le temps de l’institution, celui qui m’attend si je survis d’ici l’automne prochain.
D’ici là, protégez-vous de tous les maux !
Dorina, actuellement « bénévole »
Courte bibliographie :
Duras Marguerite (1995). Écrire. Paris : Gallimard
Ehrenberg Alain. La fatigue d’être soi : dépression et société. Paris, Odile Jacob, 1998.
Kundera Milan. L’insoutenable légèreté de l’être. Paris, Gallimard, 2007.
Lafargue Paul. Le droit à la paresse. Paris, Mille et une nuits, 2000.
Marx Karl (Traduit par J.O. revue par Marx) Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris, Edition Maurice Lachâtre, 1872.
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