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Digérer le travail

Manger, activité banale s’il en est, répétée inlassablement, je vous le souhaite en tout cas. De quoi en faire une exposition ? Celle en cours au Musée de l’Homme est passionnante à bien des égards, et m’a particulièrement intéressé par ce qu’elle donne à voir du travail humain.

« Gagner son pain à la sueur de son front » : manger et travailler ont bien partie liée. Il faut bien s’alimenter pour être en état de faire son travail, et il a fallu de tout temps beaucoup de travail aux êtres humains pour parvenir à se procurer leur alimentation. Manger, travailler, deux fondements de la vie sociale. Certains mangent et ne travaillent pas, d’autres travaillent beaucoup et mangent peu. Nous voilà en plein dans les questions politiques. Et quand le travail culinaire confine à l’art gastronomique, les gourmets se régalent. Par contre, quand le travail agricole s’abime dans les produits chimiques, les moteurs, les manipulations génétiques, les consommateurs s’empiffrent, les corps trinquent, et la menace d’un « effondrement » nous guette.

Je ne suis pas sûr que le terme « travail » apparaisse dans les textes de cette exposition du musée de l’homme, mais il m’a semblé omniprésent. Quelques aperçus qui me restent à l’esprit.

Des salariés américains photographiés mâchouillant une pizza et buvant un soda devant leur écran d’ordinateur, et tant pis pour les miettes sur le clavier. Tant pis également pour le repas comme rite collectif, temps de vie sociale, d’ajustements des comportements, de plaisir partagé.

Des hommes de Papouasie–Nouvelle-Guinée cultivant des ignames, dans des champs interdits aux femmes et aux enfants, puis confectionnant des masques pour leur donner un visage. Il s’agit de les honorer comme produits de la terre ancestrale, d’en faire des offrandes dignes d’être proposés à une tribu voisine, dans le cadre d’échanges rituels. Tout cela pour une simple tubercule ?

Village de Kiminimbus, Papouasie-Nouvelle Guinée. © Marc Dozier

Des vidéos de mains en mouvement, en gros plan, reproduisant des gestes familiers et néanmoins élégants : frapper, pétrir, émincer, ébarber, trancher, plumer, etc.

Un cuisinier de rue en Indonésie, qui se montre au travail confectionnant ses boulettes et ses galettes : au moins on sait ce qu’on achète.

La dernière partie de l’exposition est terrifiante. On rit jaune devant un extrait du film L’aile ou la cuisse, Louis de Funès et Coluche s’extasiant devant la fabrication d’un poulet artificiel. On se gratte la tête devant un trophée dédié au taureau Jocko Besné, glorieux papa de rien moins que 300 000 à 400 000 vaches (avec l’aide de divers techniciens en insémination artificielle bien sûr). On se promet de ne plus acheter de saumons, pour éviter le Charybde des antibiotiques comme le Scylla des métaux lourds qui les empoisonnent. On se demande ce qui nous arrive à trouver ordinaire d’acheter de l’eau ou de la salade sous plastique, à envisager sérieusement de consommer des aliments en poudre, en pilules ou en gélules. On s’effraie de ces paysages ravagés par les cultures industrielles, d’une monotonie à couper l’appétit. On voudrait résister à la tentation d’idéaliser les sociétés où la production comme la consommation d’aliments n’étaient pas que des catégories économiques, mais aussi sociales, culturelles, symboliques. On rêve d’un monde où l’abondance et la diversité des ressources alimentaires iraient de pair avec une attention portée au monde vivant, végétal, animal et humain.

Une hypothèse : ce qui est réduit en poudre dans la gélule, c’est aussi tout le travail nécessaire pour élaborer nos subsistances à partir de notre environnement. Montrons ce travail, redonnons-lui de la consistance, discutons-en.

Patrice Bride