Les plats tout préparés, c’est bien pratique. Mais c’est, inévitablement, bien du travail en amont, dans les usines à feuilletés et à pains aux raisins.
Dans l’usine d’agroalimentaire où j’ai été longtemps embauché, il y avait une ambiance détestable, et j’ai abdiqué. Maintenant, je fais de l’intérim, toujours dans l’agroalimentaire. C’est beaucoup mieux. Je passe de l’expédition à la fabrication ou au conditionnement, peu importe. Au bout de mes huit heures, je sais que j’ai fait du bon travail s’il n’y a plus de restes, si la journée est bien carrée.
Dans l’usine où je travaille en ce moment, on fabrique des petits paniers de frais, beaucoup de pâtisserie et des produits salés et sucrés. Ce n’est pas tellement d’être debout toute la journée qui est le plus dur, c’est de faire toujours les mêmes gestes. Si on fabrique un petit feuilleté jambon-fromage, il y a ceux qui mettent du jambon, et puis les autres derrière qui ajoutent du fromage. C’est répétitif. Alors, on s’organise entre nous. Toutes les demi-heures, on tourne avec les copines. Il y en a une qui arrive et puis, hop, on se décale. On a aussi des petits trucs pour prendre les choses de manière plus légère. Quand on met des carrés de gruyère, on se dit qu’on joue aux cartes : on abat nos atouts… Les pains aux raisins, on s’applique à les arrondir parce qu’ils arrivent ovales. Donc il faut leur donner leur forme avant de les placer sur une ligne laser pour qu’ils ne débordent pas en gonflant à la cuisson. Ça a l’air simple mais ça ne l’est pas. Mais on fait ça bien parce qu’on est une bonne équipe.
L’ambiance, à l’usine, c’est très important. Là où j’étais avant, les responsables se croyaient obligés d’être agressifs. Je me souviens d’un jour où les produits sortaient mal : les sachets arrivaient déchirés à cause des machines. Il fallait les prendre au passage, achever de les déchirer, les conditionner en carton pour les renvoyer sur la chaine de production. On ne jetait pas : on mettait de côté. Et le chef d’équipe qui n’arrêtait pas de hurler ! On n’y pouvait rien, c’était la machine qui déchirait les sachets et qui continuait imperturbablement sans que les chefs cherchent à comprendre ce qui n’allait pas. Ils auraient dû arrêter en amont, essayer de régler. Mais non, ils laissaient passer. Et nous, nous étions derrière à déchirer les sachets. On ne pouvait plus bouger : impossible d’enjamber des sachets à moitié ouverts, pas le droit de passer par-dessus les machines… C’était une mauvaise organisation dans une mauvaise ambiance.
Dans cette usine, les relations entre collègues étaient bonnes. C’étaient les chefs qui étaient hargneux, qui s’adressaient à nous sur un ton agressif : « Éteins la machine ! » Ça va, je démarre à ce poste, on se calme… Qu’on soit nouveau ou pas, il fallait savoir tout faire. En fait, ce n’était pas difficile. Tout ça s’apprend très vite. Quand il fallait arrêter la chaine, il n’y avait qu’à appuyer sur le bouton. Il ne faut pas avoir fait Polytechnique pour comprendre ça. Mais, au lieu de me dire : « voilà la machine, le bouton pour l’arrêter est là, pour la remettre en route, on fait comme ça… », il fallait qu’ils crient. À mon avis, ce n’est pas en aboyant qu’on fait avancer les choses : les gens se crispent et ça ne donne rien. J’en ai fait la preuve quand je suis devenue responsable d’un petit atelier de panachage. Il fallait mettre deux sortes de poissons différents dans des barquettes : les PAV comme ils appellent ça : les « prêts à vendre ». Chacun avait son poste : on mettait les poissons, on fermait la boite. Mon rôle était de diriger cinq personnes. C’était facile parce que je ne criais pas. Finalement, quand on ne crie pas, les gens écoutent mieux.
Là où je suis actuellement, on me parle. Quand je suis entrée dans cette nouvelle usine, je me suis dit : « quand est-ce que ça va tomber ? » Je trouvais bizarre que les gens s’adressent à moi normalement. Mais la production sort quand même et le temps passe plus vite que si vous restez huit heures au même endroit en courbant l’échine… Au début, huit heures, c’est long. Une fois qu’on a compris ce qu’il faut faire, ça vient tout seul parce que ce n’est pas dur et qu’on s’entend bien. Pourtant, il faut assurer parce que, quand c’est parti, ça n’arrête pas. C’est une production en continu. Raison de plus pour entretenir ce bon climat qui nous permet de rester vigilantes et de veiller à la qualité de la fabrication. Il y a l’aspect : on repère les produits qui ne sont pas bien faits et qui doivent être jetés. Il y a aussi la sécurité alimentaire : il est obligatoire de porter des gants, une tenue propre. Rien que de très normal.
Quand on achète des pains aux raisins, on ne pense pas à tout ce qui s’est passé avant. En fait, il y a du monde qui a trimé. J’ai le sentiment de faire un métier utile : je nourris les gens avec de bons produits et je leur fais plaisir en fabriquant des choses bien présentées, appétissantes.
Texte issu du livre L’été des travailleurs – Bretagne 2016.