Bérangère travaille dans la couture, attirée par le côté créatif du métier. Haute couture ou prêt-à-porter sont des milieux difficiles. D’atelier en atelier, elle a toujours voulu cultiver la part inventive de son travail d’aiguille.
Dans les maisons de Haute couture on m’appelle « petite main », car on y travaille surtout à la main. J’ai travaillé pour Gaultier, pour Dior. Dans le prêt-à-porter, mon métier s’appelle « mécanicienne modèle », et là, je suis assise derrière ma machine. Je monte des modèles pour les défilés. En prêt-à-porter, j’ai fait Lanvin, Karl Lagerfeld, Galliano, de nombreuses maisons. Depuis dix ans, je travaille en intérim.
Quand je suis arrivée à Paris, mon premier travail a été pour une créatrice de robes de mariées. Au fond d’une cour il y avait un petit show-room, avec un chapiteau en bois à l’intérieur. C’est là qu’avaient lieu les essayages, parfois dehors dans la cour. Nous, c’est-à-dire les cinq ou six couturières, étions installées tout en haut dans des chambres de bonnes. Les responsables faisaient les patrons après les entretiens entre la créatrice et les clientes, et nous apportaient le travail. Nous proposions des réalisations selon la demande. Il y avait avec nous une brodeuse, qui peignait sur les tissus aussi. Moi, je coupais, j’assemblais les morceaux brodés, les autres pièces, le corset, la traine. Dans une robe de mariée, l’incrustation de dentelle est un vrai savoir-faire. Si j’ajoute une dentelle sur le satin d’une robe déjà moulée sur un mannequin, au niveau d’une pince de poitrine, je ne veux pas que la couture soit visible. Alors je vais couper dans la dentelle, à des endroits très précis pour rendre la pince invisible. Je vais suivre les dessins, sans faire de lignes droites, et couper le surplus en dessous. Je vais coudre tout autour de la fleur, évider là où c’est nécessaire, pour que la pince soit absorbée. On ne verra plus rien, et comme par enchantement, ça donnera le volume qu’on attend. Je triche, je trouve des astuces. Parfois, au moment de la livraison d’une robe de mariée, nous nous mettions toute l’équipe pour finir un ourlet avec des petits points invisibles. Ça peut faire cinq mètres de long.
Dans le prêt-à-porter je fais surtout du montage de vêtements. Le styliste a fait des croquis, le modéliste-toiliste a fait les patrons, puis les coupeurs ont coupé les tissus. Et moi, on m’apporte des pochettes transparentes, avec des croquis, parfois des photos, et tous les morceaux de tissus à l’intérieur, comme un puzzle. Ce sont les pièces qu’il faut monter pour le défilé. Ça peut être un petit top en soie qui va tenir dans une pochette A4, ou une robe en douze-mille morceaux, qui va arriver en partie sur un cintre, avec des morceaux dans des grands sacs. Je suis à ma machine et je reçois le modèle à monter, avec un patron, sur lequel il y a toutes les indications pour mon travail, à savoir : les fronces où il faut, les pinces où il faut, toutes les finitions, si c’est des ourlets-mouchoirs, des poches passepoilées, des poches à rabat, des poches-gilet.
Parfois c’est difficile. J’ai fait des ceintures pour Balenciaga, par exemple. Il fallait que le tissu soit froncé sur un élastique, donc tirer un maximum sur l’élastique et faire des surpiqures tous les centimètres sur dix centimètres de large. Donc j’ai divisé mon élastique en deux, puis encore en deux, pour que le froncé soit le même sur toute la ceinture. J’ai fait des essais pendant trois jours, j’avais mal dans les doigts, je n’en pouvais plus. La force qu’il me fallait pour froncer trente centimètres de velours sur dix centimètres d’élastique ! Jusqu’à ce que je trouve l’astuce. Ils voudraient que ça aille plus vite mais ils ne se rendent pas compte. Ma technique a été validée par la modéliste. Elle sert ensuite pour la fabrication. Les gens de la production viennent me voir, pour la mettre par écrit et l’envoyer dans les usines, avec des petits schémas, des maquettes en papier. C’est pour ça que mon métier s’appelle « mécanicienne modèle ». C’est assez rare que je refasse plusieurs fois le même modèle, mais les modèles, on les transforme, on les annule, on les refait. Moi, je suis exécutante, dès que les créateurs ont une idée, il faut la produire, pour qu’ils voient ce que ça donne. Plus on approche du défilé, plus ils savent ce qu’ils veulent. Et là, ils sont capables de vous faire tout recommencer. Les trois dernières nuits, pas question de dormir.
J’ai toujours voulu avoir un métier artistique, j’aimais beaucoup dessiner. J’ai passé le brevet de technicien « vêtement création et mesure » et ce que j’aime dans ce métier c’est qu’il y a de la recherche. Après tous les ateliers où je suis passée, je reste attirée par l’art. Les toiles qu’il faut construire, c’est un peu de l’architecture. Il y a pas mal de création. Quand on construit un vêtement, on commence par faire une ébauche avec de la toile. Il y a plusieurs sortes de toiles : des toiles à beurre, de coton très fin, des toiles moyennes et des toiles brutes, très épaisses. La toile sert de brouillon pour ce que l’on fera ensuite, dans des tissus flous ou des tissus tailleur. J’ai fait quelques constructions de toiles dans mon premier emploi, mais depuis je fais surtout de la réalisation. J’en fais encore en dehors, à titre personnel.
Dès que j’ai pu, j’ai travaillé avec des costumiers, à l’Opéra Bastille, à la Comédie française, mais c’est très mal payé. J’ai été dans un atelier de sous-traitance qui faisait des costumes de scène, pour Christian Lacroix ou le Moulin Rouge. C’était un travail extraordinaire. Le créateur donnait une direction à prendre et ma patronne, géniale, inventait des choses splendides. Il y avait des matières incroyables, certaines difficiles à manier, des fibres et des tissus qui peuvent se « casser » facilement. Elle fabriquait des ailes d’anges en tulle de différentes couleurs, des modèles inspirés par des plumes, il fallait faire des ceintures en forme de boudin de toutes les tailles, j’aimerais vous montrer des photos. À chaque collection elle prenait une dizaine de personnes en plus, elle répartissait le travail de manière très organisée. C’était aussi très stressant, il fallait fournir un travail très précis. Elle regardait chaque point, chaque couture, chaque geste, comme lorsque j’allais repasser, il fallait mettre du papier, c’était d’un perfectionnisme terrible, un calvaire. C’est facile de faire des cassures dans des tissus, quand on déplace une pièce.
Les ateliers sont tous plus ou moins sur le même modèle, avec une grande table à couper au milieu, et des machines autour. Une machine pour quatre dans la haute couture, une par personne dans le prêt-à-porter, mais parfois sans table de travail à côté, alors qu’il y a de grands volumes de tissus à manier. Dans ces conditions, parfois il faut s’étaler par terre.
Le dernier poste où j’ai travaillé, c’était une petite maison, j’avais plusieurs casquettes. Je travaillais directement avec les modélistes, et le créateur, d’origine libanaise. Tout le monde travaillait dans la même pièce, un ancien petit théâtre, très haut de plafond avec de grandes baies vitrées, du bois partout, c’était très agréable. Sur la grande table au milieu de la pièce on coupe les tissus, on pose des mannequins. Le créateur est inspiré par un tissu, par des couleurs, il présente ses croquis pour la future collection, et à partir de là, je suis sollicitée pour faire des tests avec des échantillons de tissus, voir ce que l’on peut en faire. Lorsqu’il dit qu’il veut quelque chose, ce n’est pas toujours faisable. Il faut voir comment le tissu va réagir, si ce sont des tissus qui gonflent, qui plombent, comme des crêpes… des vrais crêpes, pas des crêpes synthétiques. Il faut sentir la matière. Dans cette toute petite entreprise, nous étions sept, c’est nous qui coupions. Certains tissus, on les coupe grossièrement avec quinze centimètres de marge tout autour, parce qu’après avoir été suspendus, ils prennent dans la longueur. Alors on va laisser la pièce suspendue toute la nuit sur un mannequin et le lendemain quand le tissu ne bougera plus, on recoupe. On repasse avec beaucoup de vapeur, avec des fers professionnels. Avec certains tissus il faut les décatir pour enlever l’apprêt. À la réalisation nous voyons ce qui est faisable dans ces matières-là. On a une petite marge de manœuvre. Le styliste va me demander de faire des essais sur des petits morceaux de tissus, venir ajouter des galons, faire des plis, proposer des échantillons avec ce qui me passe par la tête. Je vais appliquer des superpositions de matières, pour que ça lui donne des idées. Je propose des finitions qui complètent l’idée globale du créateur. Je me souviens d’un dessin de poche où le rabat faisait des rouleaux. J’ai proposé de faire des poches prises en fourreau, ça formait juste un rectangle piqué au niveau de la poche, et le rabat pouvait s’enrouler. On est toujours content quand on trouve des solutions. C’est un vrai boulot d’équipe, entre le modéliste et moi dans un cas comme celui-là. Sur les finitions, c’est vraiment mon travail à moi, de mécanicienne, de faire des recherches. Après, le créateur a organisé la présentation de la collection avec des danseuses de l’opéra, nous on voit ça sur internet mais c’est quand même le fruit de notre travail.
Dans le métier les gens viennent des quatre coins du monde. Souvent pour travailler les tissus épais, les tailleurs sont d’origine turque. Moi je travaille le flou. On apprend des choses de nos collègues. Je viens d’apprendre une nouvelle façon de monter des pantalons par exemple. J’aime enseigner à des apprentis. La dernière technique que j’ai montrée, sur des échantillons, ce sont les ourlets mouchoirs. L’ourlet mouchoir c’est un ourlet minuscule. Il faut calculer que ça va prendre deux millimètres de tissu. Quand j’ai une ligne d’ourlet définitive, je fais une piqure un millimètre plus bas, et je plie le tissu sur cette piqure-là, je casse le tissu au fer à repasser, je fais une piqure nervure sur la pliure, à un millimètre du bord, je vais raser tout le surplus de tissus et replier au fer, avant de refaire une dernière piqure nervure pour obtenir un tout petit ourlet qui ne va pas bouger, ne pas s’effilocher, très discret.
C’est un milieu souvent difficile. Il y a beaucoup d’exploitation et l’intérim m’a apporté un réel soulagement. Au début on vous teste. Dans la couture, il y a beaucoup de pression : avant une livraison, ou avant un défilé, il faut toujours aller vite, et souvent travailler sans se plaindre jour et nuit, des weekends entiers pendant trois semaines d’affilée pour que tout soit prêt, surtout dans les grandes maisons. Depuis que je travaille en intérim, au moins je sais que je vais être payée, je vais travailler le soir et les weekends, en étant rémunérée avec des heures majorées, payées double le dimanche, ça a été un grand soulagement ; du côté des horaires, cela reste très dur. Le milieu emploie beaucoup de stagiaires qui font des douze heures par jour pendant six mois sans être payés. Il y a beaucoup d’urgences, des ambiances de rush, des changements d’avis, il faut tout refaire à zéro à la dernière minute, parfois dans des conditions déplorables. Dans mon dernier poste, le créateur était très gentil mais il faisait froid. Dans ces conditions et dans ce milieu, il peut y avoir de l’agressivité. Les gens sont stressés. Il y a des gens qui ne partagent pas du tout leurs savoirs, surtout avec les intérimaires. Chez Nina Ricci, une chef d’atelier m’avait demandé de faire la même robe qu’une dame au bout de l’atelier, dans une autre matière, un autre coloris. Je suis allée la voir, pour qu’elle me donne des conseils, et elle m’a dit que non, qu’elle gardait ses techniques pour elle. Je me suis débrouillée avec d’autres, mais c’est un milieu où on se met des bâtons dans les roues. Ce sont les conditions de travail qui créent des tensions.
En intérim, l’adaptation doit être rapide, je ne peux pas m’endormir, je suis productive tout le temps. Avec l’expérience, j’arrive à savoir ce que les créateurs, les modélistes ou les chefs d’ateliers attendent de moi. On me redemande. D’ailleurs je vais bientôt recommencer chez ma première créatrice de robes de mariées. Le local a changé, pour les clientes et les modélistes c’est plus grand, mais pour moi, cette fois ça va être dans une pièce sans fenêtres, c’est dur ça, moi j’aime les grands espaces et la lumière.
Bérangère
Propos recueillis et mis en texte par Sylvie Abdelgaber
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