Vu. lu

Ce qu’il faut de travail humain pour forer le pétrole ou construire des stades

À propos de Les esclaves de l’homme-pétrole, de Sebastian Castelier, Quentin Müller, Marchialy, 2023.

Voilà bien un livre qui nous intéresse : il y est question du travail, celui que des migrants vont réaliser à des milliers de kilomètres de chez eux ; il est raconté à partir de la parole des travailleurs eux-mêmes, à partir de dizaines d’entretiens réalisés par les deux journalistes signataires du livre.

Ce n’est donc pas un reportage. La contribution directe des deux auteurs se limitent à un texte initial pour présenter l’objet du livre, le recours massif à une main-d’œuvre migrante par les États pétroliers de la péninsule arabique, et décrire leur travail, considérable : eux aussi ont parcouru des milliers de kilomètres pour rencontrer les travailleurs migrants ou leurs familles, en particulier au Kenya et au Népal, ont pris bien des risques et se sont livrés à bien des ruses pour parvenir à mener des entretiens, malgré la surveillance policière au Qatar ou à Doha. Ils assument leur choix, réussi, de donner à lire la parole aux acteurs directement concernés. Il s’agit d’un livre à charge, comme l’annonce le titre, et il y a de quoi vu l’ampleur des drames humains évoqués. Mais quand ils sont racontés par les premier·ères concernées, il y a aussi de la nuance, parce que chacun a toujours des marges de manœuvre dans ses choix de vie, même dans les conditions les plus dures, parce que le simple fait de raconter aide à se présenter comme acteur et pas seulement comme victime. Les journalistes ont bien sûr opéré beaucoup de réécritures pour passer d’entretiens en anglais – et donc une langue seconde pour eux comme pour leurs interlocuteurs, voire intermédiés par un traducteur – à des textes écrits publiables. Parfois trop, m’a-t-il semblé, en lisant des passages très écrits, qui m’ont semblé sonner de façon un peu artificielle en étant attribués à des personnes peu ou pas scolarisées.

Et ce ne sont pas, en fait, des récits de travail, du moins dans le sens où nous les entendons à la coopérative. Les personnes exposent les contraintes de leur vie dans leur pays d’origine, les conditions terribles qui leur sont faites dans les entreprises de travaux publics ou de construction au Qatar pour les hommes, dans les emplois domestiques pour les femmes. Le travail qu’ils recherchent, c’est avant tout, et on le comprend bien, une source de revenus, et peu importe sa nature. Pour autant, ce sont bien des travailleurs, qui s’engagent dans une activité, qui s’en sortent en y mettant d’eux-mêmes, beaucoup de leur force physique, mais aussi nécessairement de leur intelligence, de leurs émotions. Cette dimension du travail transparait peu dans les textes. Ils et elles évoquent peu leur travail, c’est-à-dire leurs activités concrètes. Il me semble pourtant qu’il y aurait pourtant de quoi dire : comment des travailleurs issus de milieux ruraux, rompus aux travaux agricoles ou artisanaux avec très peu d’outillage, deviennent-ils suffisamment compétents pour construire des édifices aussi complexes qu’un centre commercial ou un stade de football ? Comment des entreprises parviennent-elles à conduire des chantiers associant des milliers de migrants, certes disposés à endurer des conditions très rudes, mais devant aussi être capables de produire un travail qualifié ? Ce livre a le grand mérite de leur donner la parole, et donne envie de les entendre encore davantage !

Patrice Bride


À voir aussi cette recension sur le site d’ATD-Quart Monde