Des récits du travail

SOS informatique

Les gens qui m’appellent pour résoudre un problème d’informatique croient que je vais m’occuper de leur machine. Ils ne se doutent pas qu’en réalité, c’est à eux-mêmes, utilisateurs, que je viens surtout porter assistance. Un ordinateur qui ne marche pas comme on voudrait ressemble à un collaborateur qui se serait enfermé dans un refus de communiquer tant qu’on n’aurait pas suivi, pour l’approcher, un certain nombre de procédures obscures. Qu’ils se trouvent en butte à une panne, à une erreur de configuration de l’appareil ou à une ignorance vis-à-vis de ses fonctionnalités, les usagers de l’informatique sont en effet confrontés à un système dont il faut connaitre les codes, le langage et la logique. Ordinateur et usager en arrivent parfois à une situation de blocage réciproque qui frise l’hostilité… Mon travail est de donner des clés de compréhension pour rassurer les gens, les mettre en situation d’utiliser cette machine qu’ils voient comme une menace pour leur mode de pensée et d’organisation, voire pour leur propre identité.

Je pense à une dame qui m’a fait venir parce qu’elle était obligée de passer par Internet pour consulter tout ce qui concernait sa retraite. Elle avait bien, autrefois, travaillé avec des ordinateurs, mais c’était du temps des cartes perforées, un mécanisme de stockage de l’information bien éloigné des moyens qu’offre l’électronique… Soucieuse d’être informée de ce qui la concernait, elle avait été contrainte d’acheter un PC. L’appareil lui réclamait des codes d’accès pour se connecter à des services en ligne avec de multiples liens à suivre, options à choisir, formulaires à remplir, cases à cocher, validations à confirmer, messages d’erreur et fenêtres qui s’ouvrent inopinément ou qui refusent de se refermer. Chaque fois qu’elle actionnait une touche de son clavier, elle avait l’impression de déclencher diverses opérations incontrôlables et irréversibles. Paralysée par la peur d’un engin qui utilise un langage qu’elle ne comprend pas et qui parait doté de pouvoirs cryptés, elle aurait aimé que je lui indique la voie directe capable de la renseigner immédiatement sur ses affaires de retraite.

J’ai essayé de lui expliquer que cette voie-là n’existe pas plus dans la vraie vie que dans un ordinateur : la seule différence est que l’informatique passe de la réalité concrète à une forme de réalité virtuelle en classant les informations dans des tiroirs dématérialisés. Il s’agit donc de savoir accéder à ces tiroirs et de savoir déposer dans ceux qu’on crée soi-même les données que nous voulons conserver.

La première règle que je me suis fixée, pour aider cette dame à conjurer ses craintes, a été d’éviter d’employer trop de termes techniques. La seconde règle a été de ne pas trop la surcharger d’apprentissages simultanés, pour plutôt l’amener à maitriser chaque opération élémentaire dans un but strictement utilitaire et avec un maximum de tranquillité d’esprit. La troisième règle a été de ne pas trop bousculer les habitudes qu’elle avait commencé à installer : le rituel de l’allumage, la mise en route de telle ou telle application, les chemins empruntés pour accéder aux données.

À chaque stade, il s’agissait bien d’adapter l’outil à son utilisatrice et non d’obliger cette dernière à se plier à la tyrannie de la machine. Dans tous les cas, cela m’amène à créer une relation de confiance et à me rendre disponible pour apporter des réponses aux clients qui n’hésitent jamais à m’interroger ponctuellement par téléphone. Pour faciliter la découverte de l’ordinateur, j’en suis arrivée à proposer des ateliers collectifs où l’on apprend les manipulations basiques : maniement de la souris, fonctions des touches du clavier, recherches sur Internet, etc.

C’est une conception du travail que ne partagent pas tous mes confrères qui préfèrent souvent se limiter à des interventions techniques. Mais je pense que, même auprès de clients déjà au fait de l’informatique, il ne suffit pas de dépanner, il faut expliquer pourquoi l’appareil a eu un problème. Se dispenser des explications, c’est renforcer l’idée selon laquelle la technique prime, c’est entrer dans la logique qui écarte ceux qui ne sont pas initiés, c’est rester dans l’entre-soi.

Car l’informatique, comme tout média, est un instrument de pouvoir qui s’appuie sur des savoir-faire qu’on peut ne pas avoir intérêt à partager… Priver les gens d’explication, c’est leur enlever la possibilité de se forger eux-mêmes de nouveaux outils pour créer de l’interaction et progresser dans leurs activités.

J’ai par exemple été appelée par un apiculteur qui maitrisait suffisamment son ordinateur pour effectuer des recherches sur internet et pour échanger des mails. Mais il avait écrit un article qu’il ne savait pas comment réutiliser parce qu’il l’avait rédigé dans le corps d’un message. Il ne savait pas ce qu’était un traitement de texte. Il avait la culture de l’information, y compris pour en produire lui-même, mais il lui manquait l’outil qui lui aurait permis de développer cette capacité en sauvegardant ses écrits, en les mettant en page et en en faisant un pôle organisé de son activité. Un confrère un peu pressé se serait contenté de lui fournir le logiciel adéquat. Pour ma part, j’ai pris le temps de le lui installer et de lui en expliquer le fonctionnement. C’est une dimension de mon travail qui me semble essentielle.

J’ai pu aussi constater à quel point l’informatique constitue un instrument de pouvoir lorsque je suis intervenue dans une association pour en renouveler le parc d’ordinateurs. Il a fallu remettre tout le monde au même niveau… Or, à l’intérieur d’un milieu associatif qui, en principe, n’est pas hiérarchisé, l’usage de tel ou tel appareil, de telle ou telle application crée des domaines réservés, des lieux de contrôle qu’on ne partage pas volontiers parce qu’ils induisent des rapports de dépendance…

Peu à peu, j’assiste, depuis ma fonction de technicienne-conseil en informatique, à la difficile démocratisation de cet instrument qui, pourtant, est entré massivement dans notre vie quotidienne. La question n’est pas de le perfectionner à l’infini ni de le bourrer de fonctionnalités compliquées pour encourager la course à la consommation. Le problème est d’installer l’outil informatique dans un environnement où sa place et sa fonction sont liées à des activités.

Or, je vois s’accentuer deux tendances contradictoires qui coïncident avec des comportements générationnels. D’un côté, les utilisateurs les plus âgés accordent à l’ordinateur une place bien repérée dans un coin de la maison. Parfois ils lui dédient une pièce spécifique. Les moments où ils l’utilisent ne sont alors pas anodins : il faut s’installer et ouvrir une session de travail. D’un autre côté, chez les plus jeunes, la multiplication des ordinateurs portables, des tablettes et des téléphones qui ont accès à Internet démythifie une technologie qui était jusque là largement élitiste, mais a tendance à disperser l’informatique dans le temps et à travers l’espace, et à affaiblir son usage. Désormais, on peut consulter à tout moment son écran pour vérifier qu’on est bien en ligne sur tel ou tel réseau social. L’important étant alors d’être « connecté », il n’est pas nécessaire de construire une pensée élaborée. On ne lit pas vraiment, on n’écrit pas vraiment sur un engin qu’on transporte dans sa poche ou qu’on laisse trainer sur le canapé.

Dans le même temps, une grande partie des usagers, qu’ils utilisent un poste fixe ou un instrument portable, résistent aux possibilités qu’offrent les logiciels libres. Comme si ce qui est souple et modulable était synonyme d’incertitude et d’inachèvement. On préfère ce qui est carré et définitif, ce qui est « pro ». Pourtant, c’est ce qui est fermé et imposé qui devrait faire peur. D’autant plus que les nouvelles versions de logiciels « propriétaires » sont saturées de fonctions tellement complexes qu’elles nécessitent des formations lourdes pour être maitrisées.

Cette logique-là est à l’opposé de la démarche que je poursuis et avec laquelle je ne risque pas de faire fortune. Mais, si je trouve extrêmement motivant et gratifiant d’aider réellement les gens à apprivoiser une technologie qui ouvre tant de capacités d’information, d’analyse et de création, ce n’est pas pour céder aux facilités de l’escalade technico-commerciale.

Monica Velasco, technicienne d’assistance en informatique
Propos mis en récit par Pierre Madiot