Urgences

Rire pour y voir clair

« Vous me donnez la main, comme d’habitude ? » Même s’il s’agit de leur vingtième injection dans l’œil, les patients me tiennent la main, et s’ils ont mal, c’est ma main qu’ils serrent. Le médecin qui fait la piqûre est habillé stérilement, il installe un champ opératoire sur le visage du patient. Moi j’ai mon astuce pour disposer le tissu en toile de tente, pour qu’il puisse respirer, et je lui transmets les instruments. Une injection dans l’œil, ça fait peur. Si je peux rire avec les patients, ils sont détendus.

Je suis infirmière au centre hospitalier de Nevers depuis 1985, actuellement dans un service de consultation en ophtalmologie. Les yeux, c’est mon quotidien. Je peux être appelée au secours dans un autre service, par exemple pour retirer une prothèse oculaire. Il y a des collègues qui sont capables de faire des pansements d’amputation, sur des plaies terribles, mais qui sont très mal à l’aise pour toucher aux yeux. Moi j’ai plutôt du mal avec les problèmes digestifs, les poches anus ou ce genre de chose. Des yeux, j’en ai vu opérés, j’en vois infectés. Là, j’enlève l’œil de verre, je le nettoie, je le repose. Parfois je dis au patient que sa cavité est belle, quand elle est propre, bien cicatrisée.

Quand j’arrive le matin, j’ouvre les salles, je débâche tous les appareils qui sont protégés de la poussière pour la nuit. Je prépare les bacs de décontamination pour les instruments des médecins. Ensuite, le gros du travail, c’est d’accueillir tous les patients qui viennent consulter un des trois médecins du service.

Ils sont d’abord reçus par la secrétaire, qui prépare les dossiers. Puis par nous, les infirmières, pour faire le point sur le rendez-vous et réaliser les deux premiers examens : la tension de l’œil et la réfraction. L’objectif est que chaque médecin ait un ou deux patients d’avance, pour minimiser l’attente. Si tout va bien, j’ai le temps de tout faire. En fait, ça déborde vite. En cours de consultation, un médecin peut me demander un examen complémentaire, par exemple mettre des gouttes dans les yeux pour dilater la pupille : il faut alors que je passe toutes les dix minutes pour voir où ça en est, ajouter des gouttes si la dilatation est insuffisante. Parfois je dois tout lâcher, parce qu’un médecin a un patient stressé ou agité, et il faut que je tienne la tête pour qu’il puisse observer l’œil à la lampe à fentes. Ou parce qu’un patient fait un malaise, et il faut le prendre en charge. Ou parce qu’une secrétaire a un appel d’un patient qui ne sait plus s’il doit mettre ses gouttes dans les deux yeux ou dans un seul. Ou parce qu’il faut aller chercher un autre qui est en hospitalisation dans un autre service. Ou encore parce qu’on nous envoie une urgence : un œil crevé, un décollement de rétine. Est-ce que c’est suffisamment grave pour déranger le médecin ? Je n’ai pas à poser de diagnostic, mais je suis bien obligée d’évaluer le degré d’urgence. Et pendant ce temps il y a une dizaine de personnes qui attendent, plus ou moins patiemment. Sans oublier celui qui est dans la salle d’attente avec sa pupille dilatée. C’est beaucoup de diplomatie !

Avec les secrétaires, nous nous donnons des coups de main. Nous avons nos petites techniques pour gérer les dossiers, à tel endroit ou dans telle position selon l’avancement du rendez-vous. Elles les récupèrent quand je suis débordée, et moi je prends le temps de les classer quand je peux. J’interviens quand elles ont affaire à un patient un peu agressif : « Écoutez monsieur, je suis l’infirmière, qu’est-ce qui vous arrive ? Ne vous inquiétez pas, je vais vous mettre une goutte d’anesthésiant, en attendant que le médecin soit disponible. » Ça calme tout le monde.

Les médecins sont conciliants avec les examens complémentaires. Quand je suis débordée, je ne leur dis pas que je n’ai pas le temps, je dis que ce ne sera pas tout de suite. Si je vois qu’un médecin n’a plus de patients, je lui suggère de faire lui-même l’examen complémentaire, et certains y pensent même tout seuls pour nous aider. Par contre, il faut leur faire un peu la chasse pour qu’ils ne posent pas les dossiers n’importe où ou n’importe comment. Et puis il y a celui qui mélange tout et ne range rien : il est adorable et très compétent, mais il me faut dix minutes le soir pour mettre en ordre tout son matériel…

Avec les patients, c’est une affaire de contacts. Hier, un médecin a dû partir en urgence pour une opération. J’ai donné les informations que j’avais au fur et à mesure aux patients. « Ne vous inquiétez pas, on va déjà faire les examens. » Avec ceux que je connaissais, on a commencé à dire des bêtises, et ça s’est fini en rigolade malgré l’heure et demie d’attente. Les patients, ce ne sont pas juste des dossiers à passer, ou des machines à réparer. Une dame qui vient régulièrement pour son traitement m’a dit : « On est contents de venir vous voir, vous êtes notre petit rayon de soleil ! » Ça fait du bien.

Marie-France Burger, infirmière en service d’ophtalmologie


Texte paru dans L’autre trésor public – paroles d’agents sur leur travail, éditions de l’Atelier, 2018