Quand le virus informatique traverse la pédagogie

Quand le virus informatique traverse la pédagogie – épisode 1

Psychosociologue, Laurence est formatrice de travailleurs sociaux en région Centre-Val de Loire. Elle s’occupe tout particulièrement des programmes relatifs au travail d’équipe et à la communication professionnelle. Elle est, aussi, animatrice d’ateliers d’écriture labellisée Aleph, formée à l’histoire de vie, et a déjà contribué à des ouvrages scientifiques collectifs, ou publiés à titre personnel.

Lundi 16 mars 2020. Confinement J-1

Je rentre. Enfin, je ne sais pas si c’est le mot. Je pars ? Je quitte ? J’oscille entre deux mouvements, celui du départ et du retour, en tous cas c’est un voyage pour quelque chose.

Ce matin déjà, sur la route menant au centre de formation, c’était troublant. La forêt où tant de coupes ont été faites récemment, avec ses fossés débordants, et ses rebords clairsemés était rassurante. Il y aura bien un printemps. Mais dans chaque village traversé, le vide des rues. L’école de L., sans les voitures plus ou moins bien garées des parents qui viennent déposer leurs enfants, sans l’employé municipal tout de jaune fluo visible de loin, qui règlemente la traversée des écoliers sur le passage piéton. Pour un peu on se serait cru en vacances. Dans le village de J., où l’école est plus en retrait de la route, pas d’enfants non plus. Comme un vide silencieux à l’unique feu qui m’arrête sur le trajet du travail. Encore une fois, ça ferait penser aux vacances, à la fluidité des trajets sous la lumière dorée de l’été. Mais il faisait gris ce matin.

En arrivant au centre, ni bise amicale ni serrement de mains. Un collègue porte un masque blanc, et se recule contre le mur quand je le croise. Ses yeux sourient cependant. Tout à l’heure, réunion générale dans l’amphi. « Va voir tes mails », m’intime-t-il. Dans le bureau d’une collègue toujours accueillante, un cercle se fait, chacun ajuste sa distance.

Jour de déménagement

C’est clair qu’aujourd’hui sera comme un jour de déménagement : chacun fera ses bagages, ou ses cartons. On sait déjà qu’on est parti pour télétravailler, et ce pour une durée inconnue.

On fait donc nos bagages, on emporte des dossiers, ainsi que l’ordinateur portable mis à disposition. Autour d’une boisson fumante, avec chacun sa tasse, on partage. Le centre va être fermé, ça, on le sait depuis le vendredi 13 mars, avec les mails de la direction. Certains étaient présents, ont participé à la réunion de crise improvisée. Je connais les mails, je les ai lus, j’ai même ouvert ma boite mail professionnelle tout le weekend, ce que je ne fais pas d’habitude. Je préfère couper le weekend, sinon on n’arrête jamais de communiquer avec les étudiants. Surtout ceux de dernière année, anxieux à propos de leurs écrits.

Des mails sont même arrivés dimanche : la directrice est sur le pont, vigilante, elle s’informe auprès des autorités de tutelle. On n’est pas inquiets, on veut seulement recevoir des réponses à la seule et unique question « COMMENT ? ».

Oui, c’est vrai, comment va-t-on télé-travailler ? Comment former des adultes aux métiers du travail social, avec ce que cela suppose de recul, d’analyse ? Quels outils va-t-on collectivement utiliser ? C’est comme un mantra qui nous rend impatients de recevoir les infos, les outils et leurs modes d’emploi. Déjà des étudiants ont réagi aux mails officiels de la direction, et interpellent les responsables de formation. Boisson chaude finie, je regagne mon bureau. Qu’est-ce que j’emporte ? De quoi ai-je besoin ? Que répondre aux étudiants qui m’interrogent par mail ou par téléphone ? Je ne sais pas par quoi commencer. Je n’arrive pas à décider. Des semaines en télétravail ce n’est pas une petite journée tranquille à la maison dans mon bureau bienaimé à lire des mémoires ou à corriger des devoirs.

Des collègues croisés dans le couloir veillent au respect des distances physiques, et même le réclament. C’est comme s’il fallait prendre en urgence l’habitude d’un éloignement, sans en connaitre la durée. Un peu comme les enfants placés au titre de la Protection de l’enfance, accueillis dans des institutions qu’ils n’ont pas choisies, parfois du jour au lendemain. Les voilà séparés de leurs parents, soi-disant pour leur bien et/ou pour leur sécurité, sans la moindre idée de la durée de leur placement. Ne jamais assimiler séparation et rupture, maintenir le lien, au cœur du travail des éducateurs spécialisés. Dans le département où je travaille, a été imaginé un étrange dispositif, appelé « Placement à Domicile », où les enfants demeurent dans leurs familles, avec des interventions de soutien de la famille. Ni séparation ni rupture, un travail d’accompagnement au niveau du lien parents-enfants. Nous attendons beaucoup de la réunion de ce matin, pour ce qui est du maintien du lien entre nous et avec les étudiants.

Je relis dans mon bureau tous les mails internes officiels arrivés depuis l’annonce de Macron. En effet, depuis le jeudi 12 au soir, nous savons que, comme tout établissement de formation, le centre sera fermé pour plusieurs semaines. Des copies des infos officielles émanant des autorités de tutelle, à savoir la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS) ont été diffusées dès le lendemain aux salariés, aux étudiants, aux intervenants extérieurs. Ces derniers ont leurs contrats suspendus, car tout le pédagogique sera assuré par l’équipe de formateurs permanents. Ça ne va pas être facile, car nous sommes nombreux à être spécialistes d’un champ disciplinaire, et nous ne sommes pas interchangeables. Les stages sont suspendus. En ce lundi matin, 16 mars, on se contente de déduire que les examens prévus dans les 15 jours sont suspendus. Mais rien d’officiel. Les diplômes du travail social, quel qu’en soit le niveau de qualification, sont caractérisés par une importance égale accordée par la formation en centre et par celle de terrain. La suspension de stage est perçue comme suspension de formation. Les étudiants ont donc besoin de repères pour se sentir encore « en formation ».

« C’est ce qui s’appelle la formation par l’action, ou alors “sur le tas”. Brutal. »

Nous sommes nombreux dans l’amphi de 150 places, éparpillés dans l’enceinte comme il se doit. Déjà l’éloignement se fait sentir, première étape du travail à distance. La réunion sera organisée en deux temps : l’un d’informations générales, l’autre de formation accélérée aux outils pédagogiques communs. La directrice assurera la première partie, tandis que notre chargé de mission aux TICE assurera la seconde. Je m’amuse intérieurement en songeant qu’une formation interne sur deux jours, destinée à nous inciter à user du numérique, et à nous présenter des outils tel que le Moodle, perçue comme une obligation plus ou moins motivante en cette période de l’année de pré-examens était prévue ce lundi 16 mars et ce mardi 17. Formation annulée dès le vendredi 13 au matin. A la place nous avons donc un briefing, et des tutos vidéos, concoctés en urgence par le chargé TICE, et ensuite… plongeon dans la piscine, chacun chez soi !!! C’est ce qui s’appelle la formation par l’action, ou alors « sur le tas ». Brutal.

La directrice joue franc-jeu avec nous, exposant l’état des lieux des certitudes et des incertitudes, sans compter la perplexité devant les infos contradictoires émanant des autorités de tutelles, entre celles de la DGCS, celles de la direction du travail, celles de l’ARS de la Région. Elle est comme nous, elle avance avec prudence au jour le jour.

Seule certitude : la décision de mettre en œuvre ce qui est appelé un Programme de Continuité d’Activité (je découvre aujourd’hui que ça existe), qui supposera la conception d’un programme alternatif de formation, au moins jusqu’à la mi-avril. Elle nous demande de noter sur papier libre nos adresses et numéro de téléphone, et nous avertit qu’un outil de suivi de l’activité, différent de l’habituel, sera mis en place. Elle nous annonce aussi que certains salariés seront en chômage technique. Les salariés tenus de garder leur(s) enfant(s) doivent immédiatement le signaler.

En fait, notre logiciel de progestion intégré, dont l’omnipotence est tant saluée et répétée depuis deux ans et demi, est localement asservi à notre serveur, et donc inutilisable dans le mode « tout à distance ». C’est énoncé comme un seul fait. Mais quand on y réfléchit, ce que je fais dans l’amphi, à toute allure, cela explique que les postes de secrétariat soient mis entre parenthèses, et que l’on nous invite à ne plus utiliser que notre plateforme pédagogique, désormais élargie au suivi agendaire des emplois du temps. Nous utiliserons Google suite éducation.

Notre chargé de mission TICE prend ensuite le relai. Des collègues déjà en télétravail suivent l’intervention à distance. Ça nous met un peu dans l’ambiance. Ça nous prépare à l’éloignement. Il a bossé comme un fou, à concevoir ses tutos. Ses commentaires des vidéos, sa patience devant nos questions qui fusent, sont réconfortantes. On le remercie déjà d’être là. On sait qu’on va pouvoir compter sur lui. Les tutos seront à disposition via la plateforme.

« Comment protester quand tous vivent le même sentiment d’impuissance ? »

À l’heure du déjeuner, dans la salle du personnel, ambiance morose. Les assistantes se disent à peu près certaines d’être au chômage technique, car elles travaillent toutes avec le fameux progiciel de gestion, inutilisable dès le lendemain, et ce jusqu’à nouvel ordre. Comme elles assurent la tenue des plannings hebdomadaires de formation, et le suivi des contrats de vacations, cela explique que le recours à des intervenants extérieurs soit suspendu, et que nous soyons invités à user de l’application « agenda » de la suite logicielle pédagogique. Les formateurs vont devoir intégrer les applis pédagogiques à vive allure, pour que des programmes de cours soient proposés aux étudiants et stagiaires dès le 23 mars. Chacun est grave, concentré. Les collègues assistantes sont privées de travail, et donc d’une partie de leurs revenus. Les autres salariés vont devoir abattre un énorme travail de conception dans l’urgence, en solitaire ou en concertation, tout en intégrant l’impact du numérique dans les postures pédagogiques. Impression fugace d’une inégalité ou d’un déséquilibre, que les circonstances imposent, plus que la direction elle-même. Comment protester quand tous vivent le même sentiment d’impuissance ?

Nous les formateurs somment tous familiers du face-à-face pédagogique direct avec, pour beaucoup, une expérience de l’observation de la communication non verbale des étudiants, depuis la voix jusqu’aux attitudes corporelles, en passant par les mimiques. Cela vient des métiers initiaux, des travailleurs sociaux, mais aussi de nos qualités personnelles. Nous allons être partiellement privés de cette source importante d’informations sur la réception et sur la compréhension de nos contenus. L’usage du mode « classe virtuelle » ou de la Visio, plus délicat à maitriser sur le plan technique, devrait suppléer. Suppléer, mais pas remplacer.

Je rentre à la maison. Me voici dans la partie sinueuse du trajet, celle où la rencontre avec biches et chevreuils est la plus fréquente. J’essaye d’élargir mon champ de vision. Sur le siège passager, j’ai posé, outre mon cartable et ma sacoche pour la gamelle, l’ordinateur portable mis à ma disposition. Dans son étui noir, il a la vertu d’un doudou, un objet transitionnel, qui rappellerait la mère loin des yeux. Car je sais bien que je préfère mon ordinateur personnel, son ergonomie, son grand écran rétina. Et j’ai déjà installé tout ce qui me permettra de travailler sur ma machine personnelle. Je me sentirai chez moi.

J’ai passé l’après-midi à préparer le déménagement. Il me faut préparer les activités à court terme, des entretiens individuels de fin de formation. Cela se fera via Meet. Je préviens les intéressés, qui se sont déjà émus auprès de moi de la modalité concrète, par mail. Je veux les rassurer. Des photocopies en nombre pour les livrets de formation supports aux bilans sont à emporter : en effet obligation est faite de laisser sur place les documents officiels nécessaires aux examens. Je remplis mon cartable de documents référentiels officiels. Pourtant je sais que tout est numérisé, déjà, que tout est accessible dans mon dossier « Documents » et dans mon Drive.

Ni biche ni chevreuil musant sur le bord de la route. Ni renard ni écureuil galopant d’un côté à l’autre. Les animaux dits « sauvages » ne se préparent pas au grand confinement, eux. Pourtant, dans la lumière pâle du début de soirée, ils me manquent déjà. La prochaine fois que j’en croiserai un, c’est que je recommencerai à rouler vers mon lieu de travail. Que cela en sera fini avec le télétravail en continu.

Arrivée à la maison, je monte cartable ventru et ordinateur portable dans mon bureau. Je sors l’agenda papier. Je sais déjà que demain matin, on passe direct au distanciel : visioconférence avec le responsable du pôle dès 9 h. Demain est un autre jour.

Laurence, psychosociologue

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