Des récits du travail/Urgences

Nuits et jours d’un médecin urgentiste

Lorsque j’arrive, dès huit heures du matin, à la permanence de SOS médecins pour y effectuer, pendant vingt-quatre heures, ma garde de médecin urgentiste à domicile, c’est une journée d’incertitudes qui commence.

De la même façon que pour nos confrères des urgences hospitalières, rien ne peut laisser présager qui va faire appel à nos compétences, ni pourquoi. Rien ne peut laisser prévoir les endroits où va nous conduire chacun des appels qui nous parviendront, les milieux dans lesquels il faudra pénétrer, les circonstances qui entoureront telle ou telle demande d’assistance médicale. Il faudra faire face aux pathologies les plus dramatiques comme aux cas les plus bénins, quand ce n’est pas à des malaises plus ou moins imaginaires.

À 8 heures du matin, dans la salle de séjour de la permanence de SOS médecins, je commence par rencontrer l’équipe de la garde précédente autour d’un petit déjeuner. C’est un moment sacré, une sorte de rite de passation. On parle de madame Unetelle qui a encore appelé pour rien. Du cas de cette jeune mère toxicomane et des interrogations que pose l’éventualité d’un signalement à la DDAS (Direction départementale des affaires sociales). À quel moment devient-il nécessaire de séparer enfants et parents ? Le remède ne risque-t-il pas d’être pire que le mal ? On avertit que tel patient visité pendant la nuit risque de rappeler, que tel autre va sans doute tenter de nous soutirer des « toxiques ». Autour du café et des croissants, les quatre médecins de la garde sortante et les quatre de la relève passent les informations, écoutent, réfléchissent, plaisantent un peu pour se réconforter. Ce moment d’échange et de convivialité est essentiel, il permet aux uns de se décharger du poids des souffrances rencontrées et aux autres de s’y préparer.

Se rendre au domicile de patients inconnus, c’est entrer dans une intimité qui met en jeu bien plus que les symptômes d’une pathologie. C’est faire irruption sur une scène chargée d’angoisse, souvent au cœur de la nuit, dans l’environnement qui a vu se manifester et progresser les signes de la maladie, au milieu d’un décor qui en a été parfois bouleversé et qui a peut-être contribué à les empirer. C’est le taudis où git un malade alcoolisé sur un matelas sans drap, maculé de taches. C’est l’appartement luxueux où le patient, blême et surinformé, attend près de son ordinateur connecté tandis que le conjoint est en communication téléphonique avec le fils médecin.

Il faut alors, dans l’instant, être capable d’effectuer une première évaluation de la situation : qu’est-ce qui a fait que ces gens ont eu le besoin de composer le numéro de SOS médecins à ce moment précis ? Pourquoi pas plus tôt ou plus tard ? Quelles sont les manifestations du malaise ou de la pathologie ? Quel en est le degré de gravité ? Dans la plupart des cas, après les examens et les décisions qui s’imposent, il s’agit de trouver l’attitude et les mots qui rassurent ; faire comprendre qu’un soulagement peut être apporté immédiatement et qu’une évolution favorable interviendra dès que le médecin traitant, un spécialiste ou, dans le pire des cas, les services hospitaliers seront en mesure de prendre le relai. Il faut parler avec une bienveillante fermeté au patient alcoolique, prodiguer des explications circonstanciées à l’usager des sites de santé, accepter de rappeler le fils médecin, jouer le rôle d’intermédiaire entre les uns et les autres, rédiger quelques consignes claires sur une feuille de papier et, quand on voit que les choses s’acheminent vers une solution, partir. Accepter l’idée qu’on ne saura qu’exceptionnellement ce que sont devenus ces patients rencontrés l’espace d’une consultation à domicile. En passant à la visite suivante, on garde en mémoire un regard d’enfant, la voix d’une mère, les frissons d’un corps souffrant dans la lumière particulière d’une chambre de malade.

Dans les périodes d’épidémie de grippe ou de gastroentérite, on enchaine des auscultations sans enjeu ni mystère. Dans la plupart des cas, l’examen n’apprendra alors rien de plus que ce que chacun, malade et médecin, peut constater de manière évidente. Seulement, il y a besoin d’un arrêt de travail ou d’une ordonnance. Ou bien, tout simplement, le patient ou sa famille s’en remettent à un professionnel dont on attend qu’il fasse disparaitre les causes de ce fâcheux contretemps. Comme si la santé se réduisait à une affaire de questions et de réponses, de symptômes univoques et de remèdes garantis.

Mais les cas lourds, ceux qui s’aggravent jusqu’à devenir irréversibles, l’accident brutal où toute une famille bascule dans l’horreur, la perte d’un enfant, sont toujours bouleversants. Être confronté au jeu cruel de la mort et du hasard ne laisse pas intact. Il n’est pas possible de s’y habituer. Notre mission, au moment où survient une crise violente, est de tenter de limiter les injustices de la vie.

Un souvenir terrible : un patient, que j’avais examiné pour une série de malaises gastro-œsophagiens, est mort d’un arrêt cardiaque la nuit suivante. J’avais pourtant effectué un électrocardiogramme qui s’était révélé normal et j’avais recommandé des analyses complémentaires. Mais l’état de cet homme, au moment où je l’auscultais, s’améliorait sensiblement. J’avais cru pouvoir me montrer tout à fait rassurante. Et je l’avais quitté sur une note de cordialité qui m’avait touchée.

C’est comme si j’étais passée à côté.

En dépit de ma conviction d’avoir fait tout ce qu’il y avait à faire, j’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre. C’est l’équipe qui, en endossant avec moi cet épisode malheureux, m’a aidée à le dépasser. Quoi qu’il en soit, savoir que ce genre de cas atypique peut nous tomber dessus à tout moment n’a rassuré personne. Il faut faire avec…

À l’inverse, il y a le cas de ce patient diabétique atteint de quelques complications rénales et qui nous avait appelés pour un petit train de fièvre et une grosse fatigue. Par précaution, j’avais décidé de compléter l’examen requis par un électrocardiogramme puisque les diabétiques peuvent développer des pathologies cardiaques cachées. Et là, je vois que, précisément, le patient est en train de faire un infarctus. J’appelle le SAMU. L’homme est pris en charge. Il est tiré d’affaire. Cette fois, je suis arrivée au bon moment. Plus tôt, on n’aurait rien décelé ; un peu plus tard aurait peut-être été trop tard…
Il est tout de même difficile d’admettre que tout se révèle à la fois – et à ce point – vital et relatif, rigoureux et incertain…

À côté de ces aléas normaux d’une vie de médecin, notre métier d’urgentiste nous amène à nous occuper de maux vis-à-vis desquels l’arsenal des médications classiques est d’un faible secours. Parmi la bonne vingtaine d’interventions d’une veille de vingt-quatre heures, j’ai à faire en moyenne à une demi-douzaine d’états de malêtres, accentués par la solitude, par la misère, par le surmenage, bref, par les effets d’une crise socioéconomique qui dit son nom. Il faut alors écouter des déprimés, des suicidaires, de plus en plus de victimes de burn-out, calmer des patients agités, soulager des toxicomanes. Le tout, autant dans l’ambiance glauque de milieux à la dérive que dans le cadre de familles dont la cohésion soudain implose.

Rien d’autre à faire, alors, que de soigner une vilaine blessure tout en surveillant les gestes des compagnons d’infortune ivres et menaçants ; leur parler tranquillement des enfants dont on a aperçu un jouet ; ramener un peu de douceur et de persuasion. Parler, parler et écouter en veillant à garder à portée de main le « bip » de secours. Rien d’autre à faire que d’interroger l’entourage et le voisinage pour comprendre que telle fille cupide veut, à l’égard de sa vieille mère, engager une procédure d’« hospitalisation à la demande d’un tiers » afin de toucher l’héritage.

Rien d’autre à faire, au contraire, que d’hospitaliser un vieillard impotent pour le protéger contre les délires d’un fils paranoïaque.

Qu’il s’agisse d’un mal physiologique ou d’un malêtre psychosociologique, je me suis fixé comme règle de ne jamais m’en aller sans parvenir à un accord. Il me parait essentiel d’établir un pacte sans lequel l’intéressé ne pourra pas poursuivre la démarche qu’il a amorcée en nous appelant au secours. L’adhésion au traitement ou aux mesures que je prescris est la condition pour que le malade commence à lutter avec les armes que je lui donne. Cela peut se traduire par une visite qui s’étire indéfiniment, mais c’est la condition pour que la situation de crise aigüe dans laquelle, par définition, je suis amenée à intervenir, commence à s’apaiser. C’est la condition, enfin, pour que, auprès des appelants qui vont se succéder tout au long de ma veille, je puisse poursuivre ma mission avec ce qu’il faut de sérénité.

Heureusement, il y a l’équipe, le réconfort du café dans le salon de la permanence, les discussions à bâtons rompus, les moments de débriefing et de partage, les petits mots sur le tableau de la cuisine, l’amitié. Aussi, je ne m’imagine pas dans la solitude d’un cabinet de généraliste…

Ce qui nous lie est bien plus qu’une simple solidarité professionnelle.

G. L.
Propos mis en récit par Pierre Madiot