Dimanche 19 avril
La nuit fut bonne, mais un peu courte. Je me lève vers 5 h 30. Pas trop envie de travailler. Il est vrai que nous sommes dimanche, mais aussi que j’ai perdu les limites temporelles de mon activité. Et puis j’ai un entretien biographique avec Marie-Anne à 15 h. Il faut que je lise les corrections qu’elle a apportées à son récit. Jusqu’à 7 h 30, pourtant, je ne produis rien. Je lis pour moitié les âneries et pour moitié les jolies choses que les gens postent sur Facebook. Découvre quelques nouveautés en matière de photos humoristiques sur le confinement : les infirmières libérées, délivrées lorsqu’elles enlèvent enfin le masque, les parents qui ont enfin fait la connaissance de leurs enfants (« on va passer du temps ensemble maintenant Benoît – Moi c’est Thomas ! »)… mais le cœur n’y est plus, les idées s’épuisent… comme les confinés. Je trouve toutefois une activité éducative consistant à faire pousser des lentilles dans des coquilles d’œufs, que j’envoie à ma fille pour les petits.
Hier, à l’occasion de la visio, leur papa a regretté que sa vie quotidienne ne soit plus rythmée par la classe depuis le début des vacances de printemps. Là aussi, les frontières sont open-bar entre le dimanche et les jours travaillés. Il s’inquiète un peu : l’usine où il travaille l’a contacté. Son chef lui a proposé de revenir sur sa ligne de montage. Il a refusé. Les consignes qui lui ont été envoyées dans la perspective de la fin du confinement sont drastiques : le covoiturage pour se rendre au travail deviendra prohibé (seulement deux salariés par véhicule, le conducteur et le passager arrière), il devra prendre sa température frontale deux fois par jour, un sens de circulation sera décrété, le changement de vêtements ne pourra se faire qu’au compte-goutte, ouvrier après ouvrier. Cela prendra un temps fou.
J’attaque enfin un « vrai » travail : Valérie, une des « potes dépressives » m’a fait parvenir son récit juste après qu’elle nous l’a communiqué oralement lors de la visio. Comme à mon habitude, en digne fille d’instituteurs, je peins de rouge, beaucoup de rouge, le texte martyr comme Valérie elle-même l’a été dans l’EHPAD où elle travaillait quand elle a brulé de l’intérieur. D’ailleurs, son collègue animateur l’appelait Sainte Valérie, martyre de tous les martyrs. Elle pourrait du reste baptiser son récit de cette expression. Et pourrait renforce le champ lexical de la religion, déjà assez présent dans ses mots. Puis j’écris à un autre membre du groupe : Lucie est intéressée par le recueil de récits de la coopérative Dire Le Travail, a retrouvé du temps depuis que ses enfants sont en vacances et qu’elle n’a plus la classe à leur faire. Elle souhaite connaitre les attendus de notre futur entretien. Je les lui envoie. Attends son retour.
Après le déjeuner, je commence le visionnage d’un grand classique de l’humour déjanté et provocateur que j’ai vu cent fois : le Père Noël s’invite sous un soleil déjà bien chaud de printemps, mais celui-ci n’est pas n’importe lequel. C’est une « ordure ». Lorsque je l’ai vu la toute première fois au cinéma, une réplique avait secoué de rire toute la salle. Zézette avait pris fait et cause pour Thérèse, sa bienfaitrice, en lançant avec une conviction non dissimulée : « Thérèse, elle est drôlement intelligente, elle a fait l’école d’assistantes sociales ! »
J’avais probablement été la seule à ne pas m’esclaffer à ce moment du chef-d’œuvre. Le 25 aout 1982, jour de sa sortie, j’allais entrer en troisième année… Je n’avais pas encore décroché le diplôme que mon métier était moqué. N’empêche qu’il me sert bien pour mon travail actuel. Que la relation d’aide est précieuse pour quelqu’un qui se prétend biographe. Si j’en veux à quelqu’un aujourd’hui, c’est à moi : je regrette d’avoir donné rendez-vous à Marie-Anne à 15 h, je vais devoir abandonner Félix, Zézette et toute la troupe du Splendid.
À 15 h précises, Marie-Anne se connecte. Elle est surprise de la facilité d’utilisation de Zoom. Nous passons près d’une heure dix ensemble. Ma cliente revient un peu en arrière sur son enfance. Elle s’est rendu compte, grâce à sa biographie, que sa mère lui avait transmis bien davantage que ce qu’elle avait imaginé au début de la narration. C’est un des effets de la pratique du récit de vie que de retrouver des souvenirs et de retrouver des émotions. Un de mes amis m’a dit hier qu’il était surpris des détails que se remémorait celui de mes clients dont la biographie est achevée. Je lui ai répondu que le travail narratif gonfle la mémoire.
Marie-Anne raconte à quel point son entrée en classe de 5e a pulvérisé ses croyances : la découverte du bigbang, la théorie de l’évolution sont venues percuter à la vitesse du son tout ce que ses parents lui avaient transmis. À 12 ans, il est difficile de s’avouer à soi-même que son père et sa mère, qui ont empli totalement sa vie, aient pu se tromper, aient pu la tromper. Leur autorité est alors battue en brèche, leur pertinence bafouée, leur intelligence même remise en cause. Plus douloureux encore est le récit de ce qu’elle appelle ses « mauvaises rencontres », celles auxquelles la grande autonomie accordée par les familles rurales de l’époque l’a exposée. Avec beaucoup de pudeur, elle relate un de ces souvenirs honteux qui ont pesé sur sa vie de femme.
Nous nous séparons en nous promettant d’essayer de nous retrouver le dimanche suivant. Je m’emploierai à traiter son entretien biographique au plus vite. De son côté, bien qu’elle reprenne le travail le lendemain, elle fera l’effort de prendre connaissance de mon travail, ou plutôt de notre travail conjoint, avant nos retrouvailles.
L’après-midi se termine par la promenade quotidienne : elle est un peu raccourcie depuis que nous avons appris par les gendarmes, lors d’un contrôle, qu’une des voies que nous empruntions habituellement n’est pas autorisée. Il semblerait qu’il en soit de même pour un chemin boisé que nous prenions les jours venteux. Notre circuit au rayon d’un kilomètre est amputé et ne ressemble plus guère à un circuit. Nous serons bientôt obligés de faire le tour du pâté de maisons à plusieurs reprises…
Nous rentrons donc au bout de quarante-cinq minutes seulement pour entendre le Premier ministre qui, ce soir, prend la parole pour faire le point sur la catastrophe sanitaire. Il commence son allocution en annonçant qu’il n’annoncera rien…
Corinne Le Bars, écrivain public et biographe
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