Jeudi 16 avril
Je me suis endormie à 2 h. Donc grasse matinée aujourd’hui : lorsque je change de lit, il est déjà près de 7 h. Le temps de m’habiller, de rédiger mon attestation et de me rendre jusqu’à la plage, j’aurai raté le magnifique lever de soleil. Comme le temps est à l’orage et que le ciel est nuageux, les couleurs et les formes sont splendides. Je me contente de prendre la photo depuis mon bureau. Je pourrai toujours verser l’image à mon reportage-couvreurs…
Je poursuis la biographie d’Amina ou plutôt la nouvelle biographie, plus ramassée, plus distanciée, moins neutre. Je la termine. Je suis plutôt contente de ce que j’ai écrit. Il me manque une pièce du dossier. Amina ne me l’a toujours pas envoyée. Toujours aucune nouvelle. Je n’ose pas appeler. J’envoie le texte, demande à Marc si tout va bien. Il m’a dit il y a quelques jours que notre collaboration était en train de se muer en amitié. M’a répété que si l’ouvrage était publié, je serais récompensée. Que nous formions une équipe. Je m’aperçois que je m’inquiète pour eux.
Au moment même où j’écris ces lignes, Marc répond à mon courriel et m’envoie la transcription des enregistrements que j’attendais. J’en conclus qu’Amina ne présente pas de symptômes inquiétants. Finalement, mon téléphone sonne : la voix d’Amina me rassure. Oui, elle a des symptômes depuis le début du confinement, fièvre, fatigue intense. Oui elle a vu son médecin et a pris des antibiotiques, la chloroquine étant impossible à trouver en région parisienne. Oui elle se sent mieux depuis deux jours. Oui elle a eu du mal à retrouver les documents espérés dans les 300 pages du dossier judiciaire (je me demande même si ce n’est pas 3 000).
Nous échangeons sur le manuscrit. Je lui explique comment j’ai cherché à capter le lecteur en me référant aux romans policiers de facture classique, mais efficace : le mobile, l’arme du crime, l’enquête, le procès. Nous discutons déjà de la suite : quand le livre sera validé, elle prendra contact avec ses avocats, Éric Dupond-Moretti et Richard Malka, pour leur demander de rédiger la préface puis se mettra en quête d’un éditeur. Ils ont déjà écrit avec des clients et peuvent peut-être l’orienter vers leur maison d’édition. Au cas où cette démarche n’aboutirait pas, il serait toujours possible de repérer les éditeurs spécialisés dans les affaires judiciaires.
Philippe m’appelle dans l’après-midi. Nous avons tous les deux reçu aujourd’hui sa biographie au format livre. Elle a mis huit jours à arriver. Hier, la mère de mon compagnon avait enfin trouvé dans sa boite aux lettres la carte d’anniversaire que je lui avais adressée sept jours plus tôt. Moi-même, je ne relève quasiment aucun courrier depuis des lustres. J’ai même téléphoné à la Poste pour m’assurer que la réexpédition fonctionnait bien. On me l’a confirmé. Je me suis excusée d’avoir porté réclamation.
Philippe et moi échangeons nos commentaires. Il est globalement satisfait, a déjà lu une cinquantaine de pages, n’a pour le moment pas trouvé de coquille. Je sais qu’il y en restera, c’est inévitable. Je ne lui fais pas entièrement confiance pour les dépister. D’une part, il connait le texte presque par cœur. D’autre part, s’il a fait appel à moi, c’est parce qu’il a de très grosses difficultés d’expression écrite.
Il a bien réceptionné le mail dans lequel je lui demandais de bien vouloir me rembourser les dépenses de maquettiste et d’impression que j’avais faites pour lui. Je réédite mes explications : en mars, je n’ai rien reçu comme règlement. Il comprend. Dit en riant qu’il est fauché et me demande de ne pas toucher le chèque qu’il va m’envoyer avant le 9 mai quand il aura perçu sa toute petite retraite.
Il me confirme qu’il a contacté 79 maisons d’édition jusqu’à ce jour, en vain. Celles qui ont répondu (trois seulement) lui ont demandé des sommes non négligeables, donc mentent quand elles prétendent publier à compte d’éditeur. De mon côté, j’ai dû en contacter une petite vingtaine. Aucun résultat non plus. Je relancerai L’Harmattan dans quelques jours. Il me questionne sur l’Association pour l’autobiographie (APA) dont je lui ai parlé il y a quelque temps. Présidée par Philippe Lejeune, elle recueille des autobiographies qu’elle met à disposition des chercheurs. Il est intéressé, va la contacter. Je lui suggère également de commander quelques exemplaires de son ouvrage et de postuler auprès des petits salons du livre régionaux. C’est un bon moyen de rencontrer des éditeurs locaux. La plupart sont gratuits et quelques-uns remboursent même les frais de déplacement.
Mon client s’inquiète un peu de la prolongation du confinement pour les plus de 70 ans. Le bon côté de la chose est que Dany, sa compagne, va se mettre plus tôt que prévu sur sa propre autobiographie et sollicitera mon aide pour ce faire. Elle a vu mon travail, l’a apprécié, et a envie de me faire confiance à son tour. Elle a eu le temps de me dire que sa vie avait été jalonnée de décès : avant Philippe, elle a eu trois autres compagnons, tous morts jeunes dans des conditions dramatiques. Tout ceci a impacté la vie de ses enfants et, aujourd’hui, de ses petits-enfants. Elle souhaite raconter ces tragédies et s’en délivrer.
Pendant ma promenade quotidienne, je reçois un appel de Marie-Anne. Elle est en vacances cette semaine et va pouvoir m’envoyer son manuscrit corrigé au plus tard demain soir. Nous prenons rendez-vous pour dimanche à 15 h. Elle s’est aperçue qu’elle avait déjà commencé à parler de son adolescence, qu’elle est allée trop loin, qu’il faut fermer le chapitre de l’enfance avant d’attaquer son entrée en classe de 6e comme interne dans un lycée, avant de parler d’un monde tout à fait nouveau pour elle et qui l’a protégée des travaux de la ferme familiale, du patois de ses parents et, surtout, de la maladie mentale de sa mère.
« Les gens heureux n’ont pas d’histoire », dit le proverbe. Généralement, je déteste ces phrases prêtes-à-penser mais je crois qu’elle est juste.
En six mois, six biographies, six vies meurtries.
Corinne Le Bars, écrivain public et biographe
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