Des récits du travail

Du franchissement du pédiluve

Comment un architecte peut-il faciliter le travail d’un maitre-nageur ? Comment un conférencier peut-il convaincre des architectes de revoir leurs plans de piscine ? Comment un maitre-nageur peut-il inspirer le conférencier au moment de se plonger dans un auditoire d’architectes ? Nous laissons la parole à un analyste du travail pour nous débrouiller tout cela, en dialogues.

— Allo ? C’est toi ?

— Oui c’est moi ! Qui veux-tu que cela soit d’autre !

— Ici Jean-Pierre !

— Ah Jean Pierre ! Quel bon vent t’amène ?

— Tu te souviens de notre conversation de l’autre jour ? Tu m’expliquais que, selon toi, beaucoup de choses dans les entreprises pouvaient s’expliquer en prenant comme point d’appui le travail, tu te rappelles ?

— Oui, oui, tout à fait !

— J’ai un défi à te lancer : serais-tu capable d’expliquer ça devant un parterre d’architectes qui construisent des bâtiments publics ?

— Tu veux me piéger, c’est cela ? (rire)

— Non, c’est juste que ton approche originale m’intéresse. J’aimerais bien la soumettre à la réalité de professionnels. Je te laisse réfléchir une dizaine de jours. J’ai un congrès à monter, dis-moi si, oui ou non, je te mets sur le programme.

Un défi : jamais je n’avais envisagé la question sous cet angle. Pourtant, me demandai-je, est-ce que, à chaque fois que je traite des questions du travail, je ne suis pas, en fait, soumis à un défi ? Au besoin de convaincre que, sous les yeux de tous, se déploie un monde qui n’est pas perçu, une sorte de quatrième dimension qui n’a cependant rien à voir avec la science-fiction ?

Banco, je rappelle Jean-Pierre et lui donne mon accord.

Il me demande :

— Tu vas parler de quoi ?

— Surprise, Jean Pierre, surprise… à toi de me faire confiance ! Mets dans ton programme comme titre de l’intervention : « Une histoire de travail dans un bâtiment public. »

Plongée en apnée

Arrive le grand jour. Je pénètre dans l’amphithéâtre du palais des congrès. Rien à voir avec les amphis d’universités. Ici, on fait dans le luxe. J’aurais dû m’en douter : avec les « archis », peu de chances de se retrouver dans un taudis. Je n’ai rien dévoilé à Jean Pierre, malgré son insistance. Rien à faire, une tombe ! (Tiens, j’aurais pu choisir comme exemple les cimetières, ce sera pour une autre fois.)

Devant environ 300 personnes, le colloque se déroule en trois parties : les communications de ceux qui se plaignent ; les communications de ceux qui ont réalisé des trucs magnifiques ; les communications « originales », en l’occurrence une seule, et c’est la mienne ! J’ai le trac. D’abord, j’ai toujours le trac. Trois minutes avant de monter au pupitre, je me maudis d’être allé me fourrer dans une situation pareille : mais quelle idée ! Je me jure que je ne le ferai plus. Mais comme c’est au moins la centième fois que je me fais ce serment, je sais que, une fois l’épreuve passée, je réitèrerai la même bêtise. On ne se refait pas !

Le cœur à 150 pulsations, les mains moites, la sueur qui dégouline le long de mon dos, la gorge serrée, je les regarde, ils me regardent. Le mot « défi » résonne dans ma tête et commence à prendre du sens, beaucoup de sens, trop de sens… Mon propos n’a rien à voir avec ce que j’ai entendu précédemment. Mon décalage dans ce colloque me fait l’effet d’être habillé de nippes dans une soirée BCBG ! Je prends une ou deux inspirations et je leur envoie :

— Bonjour ! Bien, maintenant, il faut que je me jette à l’eau, c’est le cas de le dire, puisque je vais vous parler de piscines !

Dans le jargon des adeptes de piscines, l’expression « passage du sec au mouillé » est très utilisée. Moi, en annonçant mon sujet, je venais instantanément de passer du « mouillé au sec » : paradoxalement, je venais de réussir mon plongeon. Le trac s’était envolé.

Ma technique de communication préférée est le questionnement. Seul sur scène, je peux sans crainte m’adresser les questions et les réponses. Ainsi, je conduis mon auditoire là où je veux le guider dans sa réflexion. Certes, tous les sujets ne s’y prêtent pas. Mais, comme j’avais annoncé une surprise, je dois ménager le suspens le plus longtemps possible. J’en profite, je questionne.

— À votre avis, lorsque vous décidez de construire une piscine, à qui pensez-vous ?

— Vous allez me répondre : au public. Bien sûr, c’est à son intention que l’on creuse un bassin. Vous allez peut-être aussi ajouter : au maire et à son équipe. Après tout, c’est bon pour leur image électorale. Mais je fais le pari que peu d’entre vous me diront qu’ils pensent aux personnes qui travaillent à l’intérieur. Et pourtant, point de fonctionnement sans les préposé·es ! Parmi ceux-ci, il y en a un ou une qui revêt une importance capitale. Vous avez deviné ?

— Je n’utilise pas les termes « d’importance capitale » au hasard, car je pense au maitre-nageur. Vous savez, ces supers boys bien proportionnés que toutes les filles regardent en se prélassant sur les bords du bassin, ou bien ces jeunes femmes qui, par leur seule présence en maillot de bain, poussent les quadras et les quinquas mâles à expliquer à leurs épouses que la natation leur fait un bien fou.

— Importance capitale, oui, car, pour le maitre-nageur, l’enjeu de ce métier n’est autre qu’un enjeu de vie ou de mort. Existe-t-il un enjeu plus fort que celui-ci ? Sa mission première est d’assurer la sécurité des bassins, d’intervenir si une personne ou un enfant est en péril. Si chaque piscine est dotée de maitres-nageurs, c’est bien parce que leur rôle est d’assurer une vigilance permanente durant les heures d’ouverture au public, n’est-ce pas ?

— Quel est donc ce travail du maitre-nageur ? Je vous le demande : que fait un maitre-nageur ? Toutes et tous, un jour ou l’autre, vous avez mis les pieds dans une piscine. Vous avez donc une idée ?

Je laisse passer quelques secondes en regardant l’auditoire comme si je les interrogeais vraiment. Alors que j’allais me répondre, une personne s’écrie :

— Il surveille !

— Bravo monsieur, il ou elle surveille, effectivement. Le mot est lâché : surveiller. Rendez-vous compte, leur dis-je : un mot, un seul, pour décrire le travail d’une personne qu’elle ou il pratique toute la journée, tous les jours de l’année et peut-être durant toute une vie professionnelle. Ne trouvez-vous pas cela quelque peu réducteur ? Alors pourquoi ne les appelle-t-on pas surveillants tout simplement, si elles ou ils ne font que surveiller ?

Surveiller ou veiller sur ?

— C’est la question que je me suis posée. Je suis allé à leur rencontre au bord des bassins pour comprendre ce que recouvrait ce travail de surveillance, ce qui se cachait derrière ce terme abstrait, cet aspect de quatrième dimension que personne ne voit alors qu’elle s’étale sous nos yeux, devant notre nez. Je vais tenter de vous l’expliquer maintenant.

— Faisons simple : imaginez avec moi une piscine. Un bassin rectangulaire long de 25 mètres sur 12 mètres de large, bref la piscine standard. Imaginez mesdames le super boy, messieurs la belle d’Alerte à Malibu et regardez ce qui se passe. Le bassin grouille de monde. La ou le maitre-nageur déambule tout autour, les yeux rivés sur la surface du bassin. Vous y êtes ? Arrêtons l’image et décrivons. Selon vos imaginaires, la ou le maitre-nageur est-elle ou est-il sur un des grands côtés, ou au contraire sur un des petits ? Au nord, à l’est, à l’ouest ou au sud ?

— Elle ou il a les yeux fixés sur le bassin. Qui regarde-t-elle (il) ? Est-ce du côté où on a pied, ou de celui plus profond ? Regarde-t-elle (il) un enfant, un adolescent, une personne disons âgée ? Mais, me direz-vous, si elle ou il concentre son regard sur une personne, alors elle ou il ne surveille pas tout le public ?

— Tout à fait, vous venez de découvrir que, comme la matière, la surveillance est essentiellement lacunaire. Cette évidence vous saute maintenant aux yeux : il est impossible de regarder 100 % des personnes en même temps, 100 % du temps sur une superficie de plus de 250 m2 !

— Sur notre image « imaginaire », nous avons repéré où se situait la ou le maitre-nageur. Inspectons maintenant les nageurs et nageuses. Certains d’entre vous ont imaginé un public épars, une vingtaine de baigneurs. D’autres, parmi vous, qui se souviennent avoir amené leurs enfants à la piscine lors des dernières vacances, ont imaginé une piscine grouillante d’enfants enjoués. Enfin, quelques autres auront eu assez d’audace pour se fabriquer une situation où se côtoient plein d’enfants, beaucoup d’anciens et des nageurs qui ont monopolisé une ou deux lignes d’eau. Quel que soit le fruit de votre imagination, tous ces baigneurs sont en mouvement : ils se déplacent, ils gesticulent, ils s’agitent, ils s’ébrouent ! Pas facile de surveiller une foule si hétéroclite, pleine de turbulences !

— La situation ainsi décrite, croyez-moi bien réelle, oblige la ou le maitre-nageur à faire son deuil des 100 % de surveillance, à 100 % du public, pendant 100 % de son temps de travail. Mais ces garçons et ces filles ont du ressort. Ils cherchent à faire au mieux pour se rapprocher au plus près de cet objectif inatteignable. Ils savent que leur mission est de faire en sorte que chaque personne, enfant, jeune, moins jeune, nageur averti, puisse jouir de son bain dans les meilleures conditions de sécurité. Si, par malheur, un accident survenait, ils connaissent déjà la première question qui leur sera posée : « Mais vous ne le surveilliez donc pas ? »

— Comment font-ils donc ? Eh bien, mesdames et messieurs, ils élaborent une stratégie ! Oui, une stratégie. J’ai donc cherché à comprendre leurs stratégies, tout au moins, les grandes lignes de celles-ci.

— En fait, elles sont bien plus complexes qu’il n’y parait. Cherchons cependant à faire simple pour bien comprendre. J’ai identifié deux lignes stratégiques : l’une axée sur une surveillance collective ; l’autre sur une surveillance individualisée. Ces deux stratégies ne se différencient pas facilement. Elles ne se succèdent pas. Elles s’emboitent, se superposent, se maillent au gré de la dynamique de la situation des baigneurs dans et autour du bassin.

— La stratégie collective s’élabore lors de la ronde du maitre-nageur autour du bassin. La représentation d’un maitre-nageur scrutateur, perché sur sa chaise haute dominant le monde a plutôt à voir avec le court de tennis qu’avec la surveillance de la piscine. Ceux que j’ai rencontrés, s’ils s’assoient sur la chaise, le font pour récupérer de leur piétinement plutôt que pour surveiller, même si dans ce cas leur regard reste quand même posé sur le bassin. L’été dans des piscines surchargées d’estivants, les maitres-nageurs postés et en grand nombre se voient attribués des zones étroites de surveillance collective.

— La stratégie individuelle est tout autre, plus fine, plus subtile. Sachant qu’ils ne peuvent surveiller individuellement tout le public, ils vont sélectionner, selon certains critères. Ces critères ne sont nullement scientifiques ni universels. Chacun a les siens. Ils se façonnent au cours du temps, avec l’expérience. Au travers des entretiens et observations que j’ai pu avoir avec différents maitres-nageurs, je me suis aperçu que tous, dès qu’ils avaient un peu d’expérience, me parlaient de cette sélection sans d’ailleurs jamais la nommer, sans être capables de l’énoncer d’une façon claire. C’est en suivant leurs regards durant leur travail et en les poussant à verbaliser ce qu’ils observaient que j’ai compris l’importance des critères.

— Je remarquais que leurs regards se projetaient très souvent vers le pédiluve. Vous savez cette pataugeoire où l’on doit se tremper les pieds et passer sous une douche bien froide ou un rideau d’eau. Dans un premier temps, il me semblait que le regard n’avait d’autre but que de découvrir le nouveau venu sur le bassin, bref de la simple curiosité. Il a fallu que l’un d’entre eux me dise « Moi au premier coup d’œil je sais à qui j’ai à faire. » pour déceler dans cette formule prétentieuse d’une grande expérience que ce qui était en jeu dépassait la simple curiosité.

— Je les harcelais de questions pour éclairer le véritable sens de ces regards portés vers les pédiluves. Pour eux, le pédiluve est un lieu précis à observer parce que le baigneur d’une certaine façon se met en scène. La scénographie qu’il joue involontairement devant le maitre-nageur renseigne ce dernier sur son comportement avec l’eau. Ce lieu utile pour leur travail a deux caractéristiques combinées : c’est un lieu frontière entre le sec et le mouillé ; il s’agit d’un goulot d’étranglement où les baigneurs accédant au bassin s’égrènent un à un. Le comportement du baigneur sous la douche étirant ses muscles ou non, posant son pied dans l’eau avec hardiesse ou non, traversant comme un fou le rideau de pluie ou au contraire cherchant absolument à l’éviter en rasant le mur, sont autant d’attitudes qui renseignent la ou le maitre-nageur sur le comportement probable ultérieur du baigneur dans l’eau. Cette stratégie n’est autre qu’une anticipation pour veiller plus particulièrement sur les sujets qu’il jugera à priori les plus exposés aux risques de noyade. Il portera plus ou moins fréquemment son regard sur le baigneur lorsqu’il sera dans l’eau. Vous comprenez bien que, si arrive un bel athlète qui s’asperge volontiers sous la douche du pédiluve et qui exécute un splendide plongeon avec un enchainement en nage papillon, il ne va pas s’abimer les yeux à le suivre !

L’architecture : outil ou obstacle ?

— Je lis dans le regard du monsieur du troisième rang, qu’il juge intéressant cette explication, mais qu’il ne voit pas très bien le rapport avec le métier d’architecte de bâtiments publics… J’y viens monsieur, rassurez-vous, c’est même pour cela que je suis ici !

— Pour qu’un menuisier enfonce des clous, nous lui fournissons un marteau et quelques autres accessoires. La ou le maitre-nageur n’a pour exercer son métier rien en main. Il est même quasiment tout nu ! Il ou elle n’a à sa disposition que ses yeux et ses oreilles. Il faut donc l’aider à faire au mieux son travail. À votre avis, qui peut mieux l’aider qu’un architecte ? L’architecte doit construire la piscine en prenant en compte aussi ceux qui gèrent l’enjeu de la sauvegarde de la vie de tous les baigneurs. Lors de mes pérégrinations dans les piscines de la ville, je suis allé en voir une qui était en chantier, presque terminée. Savez-vous ce que l’architecte a prévu ? Entre le bassin et le pédiluve, il a élevé un mur cloison sur lequel est collée une splendide fresque en céramique représentant une sirène et des dauphins. C’est très joli. Les maitres-nageurs ne verront déboucher les baigneurs qu’une fois qu’ils auront contourné le mur. En aucun cas, et, quel que soit l’endroit où ils se situent autour du bassin, ils n’auront accès visuellement à cette frontière du sec au mouillé, si précieuse pour eux ! Pendant des dizaines d’années, pour des milliers et des milliers de baigneurs les maitres-nageurs vont être privés d’une information essentielle qui leur permettrait de faire au mieux leur travail.

— Voilà, mesdames messieurs, ce qu’il me semblait important de vous dire à partir de cet exemple. J’aurais pu détailler d’autres situations facilitatrices ou au contraire qui font obstacle à la réalisation du travail. Je pense par exemple à l’orientation du bassin en fonction du soleil pour les piscines découvertes, avec l’effet miroir réfléchissant de la surface de l’eau.

— Mon message est simple : lorsque vous serez amenés à dessiner et construire des bâtiments, je ne puis que vous inciter à bien intégrer dans votre projet cette question du contenu du travail pour celles et ceux qui, une fois achevés, travailleront à l’intérieur.

— Peut-être avez-vous une question ou une remarque ?

L’un des participants se présente, se lève et déclare :

— Merci pour cette présentation. Je suis architecte depuis maintenant de nombreuses années et il se trouve que j’ai construit en France plus de cent piscines. Jamais, monsieur, jamais, je ne me suis posé la question sous l’angle que vous venez de la présenter. J’ai appris quelque chose !

— Merci, ce sera une bonne conclusion !

Jack Bernon