Pierre-Édouard vient de passer pompier professionnel, après dix ans de volontariat en Seine-et-Marne et en Haute-Garonne.
C’est la contradiction de notre métier : quand les gens s’enfuient, nous, nous y allons en courant… Personne ne va se jeter dans un incendie. Pourtant c’est ce que nous avons à faire, et c’est même ce qui nous plait. Bien sûr que c’est une prise de risque, mais à nous de jouer avec le feu, sans nous brûler. C’est cette aptitude à faire face à des dangers qui nous rend utiles. On nous appelle pour faire ce que les personnes sur place ne peuvent pas faire elles-mêmes pour secourir des victimes. Éteindre un incendie, dégager une personne d’une voiture accidentée ou même d’un train demande des compétences, du matériel, du professionnalisme, et aussi de se confronter à des risques physiques et psychiques, à des situations de souffrance. Quand le bip bip sonne, j’ai le cardio qui explose. Je sais que la grande majorité des interventions, de type secours à des personnes, ne sont pas dangereuses, et même sans véritable urgence. Mais il reste tout de même le gout de l’adrénaline, l’envie d’avoir affaire à des situations compliquées, où il y a vraiment besoin de nous.
Quand nous partons en intervention, nous avons un ticket de départ, qui donne des indications sur la situation que nous allons trouver : un malaise, une détresse respiratoire, une personne blessée, un accident de la route. Ce qui nous aide à nous poser les bonnes questions. Il ne faut pas cogiter sur les situations plus ou moins éprouvantes qu’on peut trouver, les risques qu’on peut avoir à prendre. Rester concentrer sur la situation, ce qu’on a à faire. Si on pense à ce qui peut nous arriver, c’est là qu’on va être dangereux, pour soi, pour les autres. Ma première intervention marquante, c’était pour un jeune qui s’était ouvert la jambe avec un motoculteur. La blessure est sérieuse et le Samu est là aussi. Chacun fait ce qu’il a à faire, mais il y a pas mal de stress. Mon collègue me demande d’aller chercher de gros pansements dans le véhicule. Je les trouve, je retourne sur place, et là, j’ai une vision globale de la situation. Je réalise ce qui arrive à ce jeune, qui a à peu près mon âge, qui va peut-être perdre sa jambe. J’ai un moment d’absence, je reste bloqué sur le seuil de la porte avec mes pansements dans les mains. Mon collègue se retourne, il comprend que j’ai bugué. Il m’appelle, et je reprends mes esprits. L’intervention s’est finalement bien passée, mais je me souviens fort de ce petit moment de panique. La scène était impressionnante et je crois que j’ai eu peur de ne pas faire ce qu’il fallait.
On peut se poser plein de questions sur le moment. Une expression un peu bête, mais utile : avec des « si », on coupe du bois… Celui qui se pose mille questions en arrivant sur l’intervention, ou bien qui passe ses nuits à ruminer sur les scènes auxquelles il a assisté, sur ce qu’il a fait ou n’a pas fait ne dort plus, et n’est plus efficace. C’est normal d’être parfois remué parce qu’on a vu, y repenser dans les deux ou trois jours qui suivent, mais il faut vite passer à autre chose. J’essaie de me mettre une barrière dans la tête, de prendre du recul pour me protéger. Un cas difficile par exemple : retrouver des victimes coincées dans une maison pendant un incendie. La généralisation des détecteurs de fumée chez les particuliers a beaucoup arrangé les choses : les personnes sont réveillées par l’alarme, et ont en général le temps d’évacuer les lieux avant que l’incendie ne prenne de l’ampleur. Si une intervention est vraiment choquante, je sais que nous avons la possibilité de consulter un psychologue. Je n’ai jamais eu besoin de le faire jusqu’à ce jour, je touche du bois ! Le plus délicat je trouve, c’est la tendance à s’identifier avec les victimes. Je me souviens d’un accident : deux jeunes qui rentraient de soirée, sortie de route, choc contre un platane. Le conducteur s’en est sorti indemne, mais le passager est mort sur le coup. Deux jeunes de la même famille, deux cousins. Je me suis dit que demain, ça pouvait être moi, avec mon petit frère. En l’occurrence, le conducteur avait bu, roulait trop vite. Il n’aurait jamais dû prendre le volant. Mais on sait bien que ça arrive, et que ce ne sera pas toujours aux autres. Quand on me demande quelles interventions m’ont marqué, c’est celle-ci qui me revient. Je n’y pense pas tous les jours, heureusement !
La nuit dernière, nous sommes intervenus pour une crise d’angoisse. Rien de méchant, mais il y avait quand même une vraie détresse psychologique chez le jeune homme. Son amie, qui nous avait appelés, était elle aussi paniquée. Nous n’avons pas fait grand-chose : l’aider à retrouver une respiration normale, parler avec lui pour comprendre ce qui lui arrive, le calmer, le remettre en confiance. Dans les interventions de ce type, tisser un lien avec les victimes est important, mais il ne faut pas trop s’attacher non plus, et ce n’est pas nous qui assurons le suivi par la suite. Si ça me touche trop, ça me détruit et je ne fais pas ce métier. D’où l’intérêt des automatismes qu’on développe dans les entrainements. Les manœuvres nous font gagner en fluidité dans l’intervention. Parfois il est indispensable de réfléchir à ce qu’on doit faire, et parfois on n’a pas le temps de réfléchir, on ne peut pas et on n’a pas le droit quand il y a des vies en danger. Par exemple faire les bilans basiques : le circulatoire (ce qui est lié à la circulation sanguine), le respiratoire et le neurologique. Ce n’est jamais aussi simple que dans les cours de secourisme ou les entrainements avec le matériel à la caserne. Avec l’expérience, on apprend à jongler avec ces trois bilans, et choisir celui à faire en priorité. Le déroulement d’une intervention dépend aussi de la composition de l’équipage : chaque responsable a sa vision des choses, son expérience, et donc sa façon de gérer ses binômes. Avec l’expérience, je sais quand il faut obéir sans discuter, parce que c’est le plus gradé qui est responsable de l’intervention, qui a une vision d’ensemble de la situation, et quand je peux lui suggérer une autre façon de nous y prendre parce que nous avons le temps, par exemple pour évacuer une personne dans un escalier étroit. Mais si chacun fait à son idée, ça peut vite devenir n’importe quoi ! Un peu comme dans tous les métiers je pense.
Il n’y a pas deux interventions qui se ressemblent. Nous nous retrouvons parfois dans des situations un peu fantaisistes : un bonhomme qui nous attend devant chez lui avec sa valise pour aller à l’hôpital, comme s’il avait appelé un taxi. Dans ces cas-là, nous essayons de faire comprendre à cette personne que ce n’est pas vraiment notre mission… Dans tous les cas nous devons faire les examens de base, consulter un médecin du Samu, et c’est lui qui nous renvoie à la caserne s’il estime qu’il n’y a pas de motif sérieux pour justifier un déplacement aux urgences de l’hôpital.
Notre quotidien est fait surtout de situations qui sortent de l’ordinaire pour l’immense majorité de la population : un accident, un AVC, ça n’arrive pas tous les jours ! Sans parler des chutes d’arbre à la suite d’intempéries, ou des animaux errants : nous sommes censés être très polyvalents… Et les contextes sont toujours différents : souvent des personnes dans des situations de détresse sociale, mais parfois aussi des milieux très aisés ; des personnes qui nous accueillent à bras ouverts, et des quartiers où il faut montrer patte blanche à des dealeurs qui font le guet avant de monter !
Le rythme de travail est très particulier, puisqu’on alterne garde de vingt-quatre heures ou de douze heures, nuit et jour, semaine ou weekend. L’emploi du temps est routinier : nettoyage des locaux, parce que c’est quand même notre lieu de vie, entretien des engins pour qu’il n’y ait pas de pépins dans les interventions, activités physiques pour être en forme, tâches administratives, manœuvres. Mais nous sommes souvent interrompus par une alerte, et il faut se précipiter pour partir. Quand on achète une journée d’entrainement, de manœuvre et une nuit où les interventions se succèdent, il faut rester lucide ! Mais ça me convient bien. Je ne regrette pas le temps ou j’étais sur le mode « métro/boulot/dodo », avec seulement le weekend pour soi. Peut-être que lorsque j’aurai une famille, je verrai ça autrement.
Pierre-Édouard
Propos recueillis et mis en récit par Patrice Bride