Des récits du travail

De la corvée d’eau à Tunis au hammam à Givors : une vie de travail #4

Épisode 4. Emballer, étiqueter, ranger : travailler au rythme de la chaine, un fromage après l’autre.

Le matin, une sonnerie annonçait le début du travail. Pour connaitre le poste qu’on allait occuper, il fallait aller dans une pièce où étaient disposées des tables. Sur chaque table était posée une feuille correspondant à chaque machine. Ensuite on cherchait notre nom sur la liste. On ne travaillait jamais au même poste. Il y avait des postes plus difficiles que d’autres. Il y avait trois chaines différentes, pour trois qualités de fromages. En début et en fin de chaine, c’était le plus dur.

En début de chaine on devait tout faire, c’était très fatigant et difficile. Il fallait régulièrement aller dans le frigo chercher des grilles pleines de fromages. Il faisait froid, dans le frigo. J’attrapais autant de grilles que je pouvais, souvent par trois. Je posais la pile de grilles devant la table. Et la chaine n’arrêtait pas d’avancer, hein ! Ensuite je posais les fromages un par un dans des trous sur la chaine. Quand la grille était vide je la posais derrière moi et je l’empilais par-dessus sur les autres. Puis j’approchais une nouvelle grille pleine de fromages sur la table. Et devant moi la chaine avançait très vite ! Elle ne devait pas partir vide. C’était très dur. Je restais debout toute la journée.

Un peu plus loin, une autre personne emballait ces fromages dans un film. Comme fromage, il y avait les tomes grises et les tomes blanches, du beaujolais, les saint-marcellin frais et affinés, des rigottes rouges, de la rigotte fraiche. La brousse, elle, partait à Marseille et ses environs, là-bas on mange beaucoup de ça. Du fromage de chèvre, aussi. Il y en avait de toutes les formes. Et encore d’autres sortes de fromages, il y avait beaucoup de qualités de fromages. Les fromages sont souvent ronds. Des petits, ronds, mais aussi de beaucoup plus grands, comme des galettes, comme les tomes grises ou les tomes du Beaujolais. Des carrés et des rectangulaires, tout plats. Pour les tomes grises je devais aller travailler ailleurs, dans une ville voisine parce que ce fromage « salissait » tous les autres. Avant qu’on déménage, on faisait aussi du fromage blanc, avec un petit pot de crème fraiche, par-dessus et des yaourts. Après 1990, quand on a déménagé on ne fabriquait plus les mêmes sortes de fromages, beaucoup moins de fromages frais. Il y avait aussi des cailloux, un fromage très dur qui sentait fort. Ils n’étaient pas au frigo, comme les autres, ils étaient rangés dans une pièce spéciale. C’est un fromage qui accompagne bien le vin, pour ceux qui en boivent. Pour moi, l’odeur des fromages n’était pas une mauvaise odeur. Moi, j’aime bien manger le fromage, sauf les cailloux ! Le jeudi on avait droit à un colis de fromages.

Le troisième poste, celui des étiquettes, avec la date limite et le nom du client. C’était le plus reposant, on était assis sur un tabouret. C’était la meilleure place ! Une machine fabriquait les étiquettes, qui étaient collées sur un rouleau. On en prenait cinq, qu’on collait, une par doigt et on les posait sur les fromages qui passaient devant nous. Les étiquettes pour les fromages qu’on envoyait aux États-Unis étaient plus grandes, il y avait plus de choses écrites dessus, des choses en anglais, bien sûr ! C’était très souvent du fromage de chèvre, ils aiment ça !

La dernière personne sur la chaine avait une liste avec les noms des supermarchés clients, le type et le nombre de fromages pour chacun. Je prenais les fromages et les rangeais dans les cartons. Le nombre de fromages et de cartons dépendait des commandes. Une machine scotchait les cartons, pour les fermer. J’attrapais trois cartons à la fois, je les posais vraiment bien sur la palette pour qu’ils ne tombent pas, et ensuite je me retournais et je recommençais jusqu’à ce que la commande soit complète. On pouvait alors arrêter la chaine. Ensuite on changeait de marque (de client). C’était aussi un poste très difficile, cette fin de chaine.

Quand je rentrais à la maison, surtout quand je travaillais à l’entrée de la chaine, ma tête allait de droite à gauche, sans que je fasse exprès. Je voyais les fromages, quatre puis encore deux pour faire six en tout à ranger dans le carton avant de le fermer. J’avais encore le travail devant les yeux !

Là-bas, si je réfléchis bien, tout était blanc ! J’arrivais en minijupe ou en pantalon. J’enfilais une charlotte, blanche. De grandes bottes, blanches aussi. Par-dessus, une très longue blouse, qui couvrait les bottes. On aurait dit des infirmières. Les murs étaient blancs, et pour finir, à part les tomes, grises, tout était blanc… Sauf les fenêtres, qui étaient vertes.

Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein


Prochain épisode, vendredi 20 mai : l’amour de la France et du travail bien fait mais parfois de grosses déceptions, ou même plus grave encore, l’accident.