Jean-Marc est le gérant d’une entreprise de l’industrie plastique, CDA Développement, à Châtellerault (Vienne). Cet entretien a été réalisé le 27 avril 2020.
Quand un client nous demande une nouvelle pièce, notre bureau d’étude conçoit soit un modèle en fichier 3D soit un modèle physique. Ensuite nous créons une pièce en plastique prototype qui pourra être injectée, puis nous fabriquons un outillage qui nous permet de fabriquer des pièces en série. Le CHU de Bordeaux a dessiné puis imprimé en 3D une première version de visières de protection au mois de mars et nous avons créé rapidement l’outillage dans notre usine de Challans. Nous l’avons rapatrié à Châtellerault où nous avons injecté les pièces. Nous en avons déjà produit deux-mille pour le CHU de Poitiers et deux-mille pour des EHPAD. Notre équipe est fière de pouvoir participer à la lutte contre la pandémie. L’intérêt de garder une industrie qui fonctionne c’est de pouvoir fabriquer des pièces qui fonctionnent ! Nous avons offert ces pièces aux EHPAD et au CHU, mais nous allons facturer les suivantes. Nos clients comprennent bien qu’elles correspondent à du travail : nous achetons la matière et les personnes sont rémunérées pour produire. Les messages de remerciement pour l’envoi des visières que nous recevons des EHPAD sont valorisants pour notre petite PME de quinze personnes. Nous parvenons à faire exister des projets plus vite que de grosses structures qui sont à l’arrêt aujourd’hui. J’ai dit aux salariés : « je pense que vous pouvez être fiers de ce que vous avez réalisé ensemble ». C’est précieux d’avoir fait en sorte que la poursuite de l’activité soit possible. Les salariés de CDA-Développement sont fatigués, mais ils vont bien. Chaque jour, constater que toute l’équipe est là et est contente de venir, relève d’un petit miracle.
« Faire vivre le collectif n’est pas simple, mais j’adore ça. »
Quand le confinement a été annoncé par le président, le lundi 16 mars, j’ai réuni l’ensemble des salariés et nous avons discuté des mesures à prendre. Est-ce qu’ils voulaient partir ou rester ? Qu’est-ce qui était acceptable pour chacun d’entre eux ? Nous manquions encore d’informations, sur l’importance du port du masque par exemple. Pour certains salariés, le risque venait de l’extérieur de l’entreprise : comment garantir le respect des gestes barrières par les collègues en dehors de CDA ? J’ai mis en place des solutions pour ceux qui souhaitaient rester chez eux, mais la majorité des salariés ne voulaient absolument pas rester inactifs chez eux. La question était : comment fait-on pour pouvoir continuer ? Nous avons réfléchi ensemble comme nous en avons l’habitude. Faire vivre le collectif n’est pas simple, mais j’adore ça.
« De l’importance d’“être au travail” »
Nous avons commencé par fermer l’entreprise à toutes les personnes extérieures alors que nous sommes habitués à recevoir des visites. On trouve des solutions : ce matin, j’ai fait une réunion avec un client sur le parking. À l’intérieur de l’entreprise, nous appliquons les gestes barrières : nous avons acheté des masques, du gel, du savon, des gants, fabriqué des visières, réaménagé la chaine de production en fonction des gestes de protection. Nous avons réorganisé la partie cantine pour que les personnes restent à distance les unes des autres, nous avons fait désinfecter les locaux et nous nettoyons plus régulièrement que d’habitude. Nous maintenons les portes ouvertes pour limiter les contacts. Nos réunions sont fréquentes pour réévaluer les risques en fonction des informations qui nous parviennent et adapter les règles. Nous y participons tous, y abordons des problèmes concrets, comme « il faut racheter du gel hydroalcoolique ». Notre plan d’activité et de continuité de l’entreprise liste toutes les mesures prises. Des personnes qui étaient chez elles sont revenues, parce qu’elles ont estimé que leur sécurité était assurée. Elles étaient aussi frustrées de rester chez elles. Elles préfèrent être en activité surtout quand l’activité est intéressante. Nous avons conscience depuis longtemps qu’« être au travail » est important.
« C’est la force de notre expérience commune qui nous a permis de faire face ensemble »
Comme notre métier consiste d’abord à produire des pièces, même si nous avons une partie bureau d’étude et une partie administrative, le télétravail n’est pas adapté à notre activité. Si les personnes n’avaient pas voulu continuer, j’aurais recouru au chômage partiel. Notre capacité à pouvoir discuter ensemble de ce qui est vivable ou pas a permis que nous poursuivions notre activité. Je pense que c’est la force de notre expérience commune qui nous a permis de faire face ensemble. Nous avons affronté plus facilement cette crise grâce à nos rituels : tous les matins, nous avons un point production pour évoquer ce qui s’est passé la veille, ce qui va se passer le jour même et dans la semaine. Nous faisons également des points hebdomadaires sur les enjeux à plus long terme. Ces habitudes nous permettent d’entrer naturellement dans la discussion et de trouver des solutions aux problèmes inédits qui se présentent à nous.
Faire du bon travail est plus difficile en ce moment parce que l’extérieur pèse davantage. Les réunions en visio ne sont pas notre mode de travail courant. Nos interlocuteurs sont parfois en chômage partiel. Nous sommes constamment obligés de nous adapter à de nouvelles conditions. Nous avons moins de routine, chaque cas est particulier et nous restons en permanence vigilants au respect des gestes barrières. Notre fatigue est donc plus grande. La semaine dernière, nous préparions une livraison lorsque j’ai reçu un mail d’un client : « vous ne pouvez pas nous livrer parce que la réception est fermée ». Plus tard, ce client m’appelle : « J’ai reçu la facture, mais je n’ai pas reçu les pièces. ». Je l’avais déjà prévenu dans ma réponse à son mail : « j’ai facturé la commande parce que j’ai produit les pièces ». Je passe plus de temps sur des échanges là où, en temps normal, ce serait plus facile. Les communications par courrier sont aussi plus délicates avec la fermeture partielle de la poste. Nous avons perdu des colis. La logistique, les contacts avec nos fournisseurs et nos clients sont plus ardus en ce moment. Nous tenons grâce à nos rituels, à l’humour et au fait que nous sommes tous impliqués de la même façon : la galère est supportable parce qu’elle est commune. En cas de tension, on explique ce qui ne va pas et ça repart. Nous continuons à fêter les anniversaires même s’ils n’ont pas la même saveur.
« Je vois notre écosystème changer. »
Pendant le confinement, les commandes continuent d’arriver chaque jour. Comme nous travaillons dans plusieurs secteurs, nous pouvons mettre l’accent davantage sur l’un ou sur l’autre. Nous sommes plus sollicités en ce moment, dans le secteur médical, pour des composantes qui vont dans des respirateurs, des pièces qui tournaient déjà, mais moins, avant la pandémie. À contrario, l’aéronautique est à l’arrêt, donc nous n’avons plus de nouvelles commandes, mais nous travaillons sur des projets qui étaient déjà engagés. En avril, l’activité a été quasiment normale. En mai, ce sera plus aléatoire et nous manquons de visibilité. D’habitude, nous avons des prévisions plus claires, en particulier dans le secteur aéronautique où l’activité est régulière, car elle est liée à leurs chaines de montage.
Aujourd’hui, ils réajustent leurs chaines de montage donc leurs chaines de production doivent s’adapter. Nous sommes dans le flou et devons attendre, mais dans ce secteur, la baisse d’activité est inéluctable dans les prochains mois. Pour d’autres secteurs, je n’ai pas assez de données pour faire une projection. Nous avons un important projet autour du textile qui est mis en attente puisque le secteur est à l’arrêt. Pour l’instant, l’appel à manifestation d’intérêt est stoppé. Peut-être reprendra-t-il un peu plus tard. Nous avions aussi un projet d’aménagement du nouveau local, qui ne peut plus avancer, car il nous prendrait trop de temps du fait des dysfonctionnements externes et nous ne sommes pas en mesure d’organiser les réunions nécessaires pour le mener à bien. Je vois notre écosystème changer. Certains secteurs vont être durement impactés. La crise sociale sera importante. Je ne suis pas très rassuré. Ces inquiétudes rendent la charge mentale plus compliquée, mais c’est l’extérieur qui pèse et non le travail lui-même.
Lorsque je rentre à la maison, j’entends les questions que se pose ma conjointe sur son travail. C’est la même chose dans toutes les familles. Dans l’entreprise, nous sommes un peu en dehors de ces questionnements, comme suspendus. Nous n’avons pas l’appréhension de la reprise du travail puisque nous n’avons pas cessé de travailler.
« Fatigue plus marquée, rythme moins régulier… “Nous tenons grâce à nos rituels à l’humour” »
J’ai l’impression que les salariés sont heureux de venir. Chacun a ses problèmes personnels, mais le travail n’en rajoute pas, au contraire, même si nous portons, en plus de la charge du confinement, celle du collectif de l’entreprise. Cette crise ne révolutionne pas notre manière de faire : les fondamentaux de notre structure étaient déjà là. Pour moi, c’est une aventure de plus pour CDA-Développement.
Jean-Marc Neveu, gérant
Propos recueillis et mis en récit par Nathalie Bineau
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