Des récits du travail

Au nom des chèvres

Élever des chèvres est une responsabilité, vis-à-vis du troupeau, mais aussi vis-à-vis de ceux qui consomment et apprécient les fromages ou la viande, et vis-à-vis de tout l’environnement naturel, ainsi entretenu. Du souci, des plaisirs, du travail.

Lors des mises-bas, chaque fois, j’ai encore la surprise de voir combien la nature sait bien faire les choses : les chèvres s’occupent de leurs petits, elles les lèchent, les protègent, les nourrissent, les soignent. Plus tard, c’est moi qui pourvois à leurs besoins. J’aime bien parcourir, chaque jour, avec mes chèvres, ce pays de forêts, de prés, ces territoires sauvages au climat sec et venteux, dans l’arrière-pays de Perpignan, juste en face du mont Canigou. Je les observe en train de manger dans la garrigue les glands des chênes verts, les genévriers, les églantiers, la bruyère. Je les conduis là où la nourriture leur profite le plus, selon la saison. Au printemps, les fleurs sauvages, l’herbe en été. Quand c’est plus sec, je cherche les fruits sauvages, les mûres, les feuilles de ronce. En automne, les glands dont elles raffolent. Elles courent de chêne en chêne. En hiver, les sorties sont plus longues, les chèvres n’allaitent plus, il n’y a plus de lait, et donc pas de fromages à faire. Je pars un peu plus loin, plus longtemps, avec un piquenique. Les chèvres se régalent avec les chênes verts, en feuille toute l’année.

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© Agnès Amouroux

Je suis installée ici depuis novembre 2008. Au départ, à 25 ans, je n’avais rien. Dans les Pyrénées-Orientales, les exploitations existantes sont très chères. J’ai écrit à des communes et à la chambre d’agriculture, à la recherche de terrains communaux à louer. Le village d’Arboussols cherchait à installer un éleveur de chèvres pour lutter contre les incendies, fréquents à cause de la tramontane, très violente. Il s’agissait de nettoyer les terrains grâce aux chèvres, aux chevaux, tout en débroussaillant et en élaguant les arbres avec une serpette.

Le paysage, ensoleillé, entre montagne et mer, m’a plu. Je suis restée. Mon papa m’a aidée à acheter le terrain. J’ai dû tout créer : bâtiments, élevage, fabrication et commercialisation. Aujourd’hui, je suis fière, à chaque nouvelle étape de l’installation. Après les galères que mon compagnon et moi avons vécues ! Cette année, nous avons inauguré la cabane à cochons, l’abri des chevaux et fabriqué les premières tomes de chèvre. En 2011, j’ai eu ma première médaille d’argent pour ma buche cendrée, et en 2016 une médaille d’argent pour mon crottin, un fromage de chèvre au lait cru. Ce n’est pas énorme, mais ça valorise le travail des éleveurs qui entretient le territoire et le savoir-faire traditionnel.

Je tente d’utiliser les procédés d’autrefois. Après la traite, j’emprésure le lait avec un coagulant d’estomac de chevreau ou de veau. Le caillé sera moulé le lendemain. Il faut trois quarts de litres de lait pour faire un crottin classique. Je les retourne chaque jour pour continuer l’affinage en chambre froide.

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© Agnès Amouroux

Je vends mes fromages sur le marché et sur place. Les gens sont curieux et ravis de voir qu’il existe encore de l’élevage en petits troupeaux, que les animaux sortent et sont bien traités. La commercialisation est un des aspects intéressants de ce métier. C’est avant tout trouver une clientèle régulière et cela se fait sur le long terme. Je livre deux AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne). C’est un réseau de commercialisation très particulier. Moi je les appelle les Amipiens. Ce ne sont pas vraiment des amis, même s’ils m’ont aidée récemment dans les travaux de la ferme, mais ils sont plus que des clients. C’est entre les deux. Je travaille aussi avec « La Ruche qui dit oui ». C’est un site internet où les consommateurs achètent directement aux producteurs. Au moment de la livraison, je les rencontre et c’est ce qu’ils veulent : une rencontre. Et puis j’ai des revendeurs en bas, dans la vallée, qui assurent quasiment une vente régulière. J’aime quand les gens sont contents de mes produits et qu’ils disent « votre fromage ou votre chevreau était délicieux. »

Je veux faire avec mes chèvres le plus naturellement possible. Je ne les écorne pas, quand bien même elles peuvent se tuer entre elles. La nature leur a donné des cornes pour se gratter, pour marquer leur hiérarchie ! Alors, je cherche et expérimente quelques solutions pour éviter les accidents. Mon compagnon a aménagé un grand parc à l’extérieur de leur bâtiment, où sont disposées des grosses pierres qu’elles escaladent pour marquer leur dominance hiérarchique. Elles dorment dehors quand il fait chaud. Une chèvre, ce n’est pas fait pour vivre enfermée dans un bâtiment.

Je laisse les chevreaux une semaine sous la mère pour qu’ils puissent bénéficier du colostrum indispensable à leur santé. Puis je les mets dans une case avec du foin de l’eau et du sel pour qu’ils apprennent à grignoter. Je les rentre tous les soirs, un par un, dans mes bras. Le lendemain matin, après la traite, je les mets à téter sous leur mère. Cela me ferait mal au cœur de les enlever à la naissance, comme d’autres font pour les vendre à un engraisseur. Ils vont avec les mamans sur les parcours quotidiens. Ils ont une vraie vie de chèvres, jusqu’à ce que je les vende en direct. Si je n’ai pas de commandes, je les fais transformer en produits découpés. C’est un peu plus facile à vendre.

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© Agnès Amouroux

Les maladies, les morts, l’abattoir, cela fait partie de la vie que j’ai choisie. Une année, une chèvre que j’adorais toussait. Je l’ai soignée en suivant les conseils trouvés dans les bouquins. J’ai utilisé des huiles essentielles et de l’homéopathie. Ça ne marchait pas, j’ai alors décidé de lui administrer un antibiotique. Quand je suis arrivée avec la seringue, elle était morte. Dans ces cas-là, j’ai l’impression que je me trompe, que je n’ai pas fait ce qu’il fallait au bon moment, que je ne suis pas faite pour cela.

Un jour, une de mes chèvres, grosse, n’allait pas bien. Alors que je me préparais à lui injecter une seringue d’antibiotique, j’ai vu qu’elle avait déjà commencé à expulser le petit, mort. Les petits sabots sortaient. Nous avons réussi à le tirer. Et elle s’en est occupée pendant deux jours. Elle le léchait, le grattait avec sa patte pour qu’il essaie de téter. Je l’ai laissé, jusqu’à ce qu’elle se rende compte d’elle-même que son petit était mort. Je le lui ai enlevé quand elle ne s‘en est plus occupée. Elle va très bien. Cela peut choquer de laisser un petit mort dans une chèvrerie.

Quand elles sont vieilles, mes chèvres ne partent pas à « la réforme » (à l’abattoir pour la viande). Elles finissent ici, de vieillesse, dans une bagarre ou par accident. Dans ces cas, soit je les fais euthanasier, soit je les fais abattre par les moyens à proximité. Parfois, j’en ai sauvées, par exemple en libérant une chèvre qui s’étranglait, les yeux révulsés et la langue bleue, à cause de la corne d’une autre qui s’était coincée dans son collier.

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© Agnès Amouroux

Mais j’ai bien des plaisirs aussi. Parfois, je garde les chèvres avec mes chevaux. Depuis mon enfance, ils m’ont toujours servi d’échappatoire, ils m’aèrent la tête. Quand on est près des chevaux, il faut être complètement avec eux pour ne pas faire de bêtise. Quand il neige, je pars en balade avec Miloon, ma jument. Je suis à fond avec elle, je vis la même chose qu’elle, au même moment. Être là-haut, perchée, me donne l’impression d’être libre, d’être toute seule dans ce paysage sauvage. Plus rien n’existe qu’elle et moi.

J’ai cinquante chèvres, deux chevaux, un âne, quatre chiens, deux cochons à qui je donne le petit lait et cinq chats. Chaque chien a son rôle : deux pour la garde et deux pour la conduite du troupeau. Ce sont mes compagnons de travail, nous nous comprenons d’un simple regard. Sans eux, c’est compliqué. Mes chèvres nous donnent des chevreaux et du lait toute leur vie. Elles ont toutes un nom auquel elles répondent quand on les appelle. Ce ne sont pas des numéros. Cette vie choisie m’apporte la liberté de vivre avec la nature, loin des contraintes de la ville. Je suis dans un autre monde, au plus proche des gens qui sont intéressés par nos produits et par le retour aux petites productions locales.

Les portes de mon mobile home, où je vis, ne ferment pas tout à fait. Mes chats ne chassent même pas les souris, qui continuent à ravager mes placards ! Ils font juste semblant. En hiver, ils me ramènent des glands en cadeaux de chasse.

Marjolaine Monnet
Propos recueillis et mis en texte par Roxane Caty-Leslé


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