Lundi 23 mars, sixième jour du confinement
Ce matin, lundi, après quelques pas dans le jardin, je rentre dans mon bureau un peu plus tard qu’à l’habitude. J’y suis entré une première fois vers 8 h pour allumer le chauffage. Maintenant, j’allume machinalement mon ordinateur. Comment décrire ce qui a changé dans ce nouvel ordinaire aussitôt calibré de nouveaux et d’anciens rituels ? Jusqu’ici rien. Mais demi-surprise : aucun mail à relever pour commencer la journée. Heureusement, je suis habitué à cette discipline : gérer les déconvenues de toutes sortes. J’ai compris qu’il fallait en tant qu’indépendant, freelance, intellectuel précaire, salarié à employeurs multiples, et j’en passe… Ne pas cultiver le retrait et l’attentisme, mais agir, même quand rien ne s’agite autour de soi. C’est peut-être le moment que je trouve le plus favorable, en général lors de la période estivale pour penser l’avenir par un pas de côté. En ce moment, c’est inédit.
Douter, se questionner jusqu’à faire de nouveaux projets
J’hésite à me recentrer sur de l’ingénierie de formation en cours. Est-ce que je crée de nouveaux supports pédagogiques ? Est-ce que j’invente de nouvelles formations à proposer à des partenaires ? Faut-il recentrer mon attention sur la conception de supports audiovisuels et numériques ? Toutes ces questions sont au fondement de mon emploi du temps. Délivré en quelque sorte des urgences opérationnelles habituelles, je peux m’organiser différemment en suivant l’inspiration, c’est-à-dire le désir comme il vient pour accomplir les tâches. Si mon désir croise harmonieusement les exigences professionnelles, je vais créer les conditions de l’exécution de mon propre travail. J’écris sur une feuille A4, des grandes choses à faire dans les temps à venir. J’écris sur une autre feuille des choses à faire aujourd’hui, ou encore je mets en route des tâches, de manière aussi hasardeuse qu’inspirée, et je note ensuite ce qui a été réalisé, avec l’avantage de donner la lisibilité à la journée. D’habitude, par manque de temps, c’était plutôt l’inverse. Il s’agissait avant tout de marquer les points essentiels pour ne pas perdre le contrôle de l’emploi du temps.
Maintenant, je peux accomplir ma journée pas à pas, dans une écoute continue de l’énergie disponible et de la volonté présente pour que l’effort soit là sans être couteux. Une chose s’ajoute en ce temps suspendu pour ne pas perdre le fil : mettre par écrit mes états d’âme quand l’humeur vacille ou qu’un nouveau cap semble acquis pour faire face à l’incertitude. Écrire mes ressentis, écrire ce qui m’encourage, mettre noir sur blanc l’esquisse de mes avancées de la journée.
Tâtonner, bricoler pour inventer le travail, comme d’habitude
Mais revenons à l’opérationnel : aujourd’hui, à mon programme, suivre un lien à partir de ma boite mail pour l’initiation à un logiciel de montage. La création de capsules vidéos m’intéresse pour enrichir mon offre pédagogique. Je clique. L’invitation est aguicheuse, mais très vite, il faut me rendre à l’évidence, il s’agit d’un service en ligne payant. Retour sur l’écran non connecté pour y manier le logiciel interne de l’ordinateur afin de raccourcir la séquence vidéo. Avec empressement et de façon tâtonnante, je parviens à quelques résultats. Raccourcir la séquence enregistrée en fin de semaine dernière et déposer un sous-titre me comblerait. Première satisfaction de la journée, vite annulée : la vidéo n’est pas transférable. Dès qu’elle est copiée avec l’outil de montage, elle perd ses effets sur l’outil de lecture open source. Retour à la case départ. Non, pas tout à fait. Je connais mieux les limites du dispositif. Il me reste à chercher une solution pour améliorer mon bricolage. Il me reste également à me poser cette question : à qui j’adresse cette série de vidéos ? Et pour quoi ? Si je réponds à l’objectif d’apprendre à me servir de l’outil, je ne réponds pas encore à celui d’envoyer un message à une cible, avec une stratégie. Je téléphonerai cet après-midi à une amie formatrice consultante pour prendre de ses nouvelles et échanger à bâton rompu. Elle me dira qu’il faut bien trois ans pour lancer un projet…
Ce matin je prendrai d’abord le temps de boire un café, comme toujours en milieu de matinée. Mais, cette fois-ci, pas au café du coin avec le journal local comme à l’habitude, plutôt dans la cuisine, en passant l’aspirateur dans le salon en attendant que l’eau bouille. En fait, c’est ma fille qui saura m’interrompre en m’appelant à la rescousse sur ma ligne fixe pour avoir de l’aide sur la rédaction de sa dissertation de philo.
Sans savoir vraiment quel objectif mettre en priorité, je décide d’avancer par inspiration au gré de la journée. L’idée est de déployer mon énergie en la dispersant volontairement pour répondre à plusieurs projets à la fois. De l’utile à très court terme avec de l’utile à plus long terme, sans oublier le futile à très court terme. Pour chaque projet, je décide d’écrire une petite note de cadrage, mais il est 12 h 30 et je ne plaisante pas avec le cadre. J’aime avoir des horaires stricts pour structurer le temps.
Se coltiner le réel malgré tout
La journée n’est même pas terminée que le travail vient à moi. Le mail d’une conseillère en formation génère un léger stress déjà presque oublié de mes habitudes. Il s’agit de préparer pour demain la dématérialisation d’une journée de formation en face à face qui avait normalement lieu aujourd’hui. Il s’ensuit des échanges avec l’administrateur du site qui me demande de tout comprendre quand de mon côté, j’aimerais qu’il comprenne que chacun a son job. Je veux bien concevoir un programme d’une demi-journée pour un groupe de vingt personnes distantes, en une heure trente pour le lendemain, mais, en retour, j’aimerais qu’il me fournisse le lien qui m’amènera à entrer comme animateur de cette classe virtuelle. Je vais sur YouTube retrouver un extrait de film que j’écoute d’une oreille tout en rédigeant des questions pour les participants, peu familiers de l’écrit. Le but de la manœuvre est de leur permettre de rédiger ce qu’ils ont vu, compris de la scène et le lien qu’ils feront avec leur activité professionnelle. Mais comment vont-ils réagir aux questions écrites ? Vont-ils pouvoir télécharger le document ? Vont-ils écrire leurs réponses ? Vont-ils me les envoyer ? Toutes ces interrogations nourrissent mes pensées au fur et à mesure. Le document servira de support ou d’aide-mémoire pour animer la restitution en live.
Je rédige ensuite un deuxième document support pour les accompagner dans l’écriture d’un poème. Un slam ou autre forme subjective qui résume leur vécu au travail. L’idée est d’apprendre à expliciter le travail pour passer du faire au dire sur le faire. Et le pari est que l’émotion d’un travailleur sur autrui — ils sont « maitresse de maison » ou « surveillant de nuit » —, va déclencher la parole. Si écrire c’est trop dur, nous pourrons converser en rendez-vous individuel par caméra interposée. Et je transcrirai les anecdotes en reprenant des phrases entendues. Avec mon art consacré du montage, je tisserai un texte qui trouvera un rythme dans une résonance poétique avec la technique du ready made et du cut up. En réalité les personnes présentes vont savoir écrire le poème qui résume leur vie au travail et à chaque fois, on sentira l’émotion bénéfique qui les anime. Au passage, ce procédé qui consiste à dire le travail m’est venu, connaissant le travail de la coopérative du même nom.
L’administrateur viendra à mon secours en dernier recours à la fin de la journée et quand je lui expliquerai que mon compte est bloqué à force de recomposer toujours le même mot de passe, il aura un temps d’hésitation. Il trouvera une solution, à l’heure de l’apéritif et je pourrai dormir tranquille.
Entrer plus en soi-même ?
Hormis ces petits pics d’activités directement opérationnels, il s’agit de penser et d’élaborer le travail un peu plus qu’en temps normal. Avec cette question lancinante : est-ce que je suis utile dans ce que j’entreprends ou est-ce que je fuis sans autre horizon ? Dès que l’élan n’est plus, j’arrête de « pédaler ». Mais je sais aussi que le mouvement crée la dynamique. Aussi, aurais-je assez de culot pour écrire sur un mode plus personnel et créatif ? Telle est aussi la question. Mais je me sens presque rattrapé par une injonction à créer dans ce contexte où l’on dit : c’est le moment de se recentrer sur soi et de faire quelque chose que vous ne faites pas d’habitude. Cela ressemble fortement à une double contrainte. Et la dialectique de la création est complexe. Parfois, on trouve l’inspiration en volant du temps, au bord de l’épuisement.
Il se trouve que la formule selon laquelle « quand le travail ne vient pas à vous, il faut aller vers lui » trouve encore son sens en ce temps de confinement. Cette période a au moins un avantage, qui est d’abonder dans le sens de mes inhibitions. M’éviter de trop aller vers autrui alors que je devrais prospecter pour trouver de nouveaux projets. Je garde la partie imagination, idée, projet, à l’état d’élaboration. C’est plus dans mon registre. Alors, oui, cette période exacerbe la dimension librement occupationnelle. La mobilisation, la créativité sont essentielles, de même que l’organisation, et dans ce contexte de temps suspendu où l’on ne voit pas encore le bout de l’expérience ni ses conséquences, ces dimensions sont décuplées. Une seule condition : repousser l’envahissement de la peur qui inhibe et décourage.
Reste à penser le confinement dans l’élaboration de gestes, de chantiers où le corps vient en relai de l’activité mentale. Les habitudes changent en ce qu’il faut réduire le périmètre. On fait là moins travailler les jambes que les bras. Cette alternance entre le corps et l’esprit est présente comme à l’accoutumée dans ma vie au travail. Aujourd’hui, c’est le niveau d’incertitude qui est plus conséquent. Une chose pourtant me sauve et nous sauve, quelles que soient les déconvenues de la loi du marché dans toute sa cruauté, tout cela nous concerne et nous dépassent tous. Alors, profitons-en du mieux qu’il soit.
Michel Le Brigand – l’Intervenant sur parole
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