Des récits du travail

Accueillir ceux qui cherchent asile

Il y a toutes les démarches pour obtenir les bons papiers : de quoi occuper un bénévole en première ligne dans l’accueil des demandeurs d’asile. Mais il y a aussi tout le travail pour accompagner les premiers pas de ces personnes venues de l’autre bout du monde, organiser pour elles un véritable accueil dans une société différente.

Samedi dernier, vers 18 h, l’adjointe au maire chargée des affaires sociales m’appelle. Une femme congolaise, réfugiée, mère de huit enfants, est hospitalisée. On craint la tuberculose. Que faire des enfants ? Le dernier a un an. Les assistantes sociales des structures concernées sont en weekend, il n’y a pas de place en foyer d’urgence. Est-ce qu’il y aurait une solution dans mon réseau ?

Hier matin, je suis en train de cuisiner, le téléphone sonne. C’est une assistante sociale du Conseil général, elle a dans son bureau un monsieur centrafricain ayant obtenu le statut de réfugié. Il veut faire venir sa femme et ses quatre enfants. Il faut remplir une demande de regroupement familial : une procédure complexe qu’elle-même ne maitrise pas. Je prends rendez-vous avec la personne.

Depuis que je suis bénévole au Secours Catholique, responsable d’une équipe qui suit les demandeurs d’asile, rares sont les jours où je ne suis pas ainsi interpelée. Je suis « Madame Simone » censée être toujours disponible et avoir la solution à tous les problèmes…

Après avoir passé plusieurs années à enseigner le français aux migrants, je me suis retrouvée à aider les demandeurs d’asile dans la constitution des divers dossiers qu’ils peuvent avoir à remplir : pour l’OFPRA (Office français pour les réfugiés et apatrides), pour le recours devant la CNDA (Cour nationale du droit d’asile), ou encore pour obtenir un titre de séjour en préfecture. Je continue ce travail en tant que bénévole au Secours catholique depuis une dizaine d’années. Actuellement j’accueille les personnes déboutées du droit d’asile, dont le suivi par les structures de l’État est alors interrompu.

La permanence se tient le mercredi. Nous sommes cinq personnes (dont deux de la Ligue des droits de l’Homme) pour l’assurer à tour de rôle, par équipe de deux. L’une écoute, l’autre prend des notes. L’après-midi est jalonné de surprises. Par exemple, mon ami rom du Kosovo me présente une amende. Eh oui, en France, il y a un Code de la route qu’il faut respecter ! Même difficulté à faire comprendre le Code du travail, quand on me dit : « Ma mère a beaucoup travaillé : elle a fait pendant quinze ans la manche en Italie ! ».

Mon travail de bénévole consiste à faire des liens entre toutes les demandes et les différentes administrations ou les avocats qui suivent les dossiers. Par nos entretiens, nous savons beaucoup de choses sur la situation personnelle des demandeurs, parce que nous avons plus de temps à leur consacrer, parce qu’on gagne peu à peu leur confiance. Être bénévole, c’est prendre le temps de tisser des liens avec ceux dont le vécu leur a appris à se méfier, même de leurs proches. Je me souviens d’un Albanais qui, lors de notre première rencontre, m’a affirmé avoir déchiré son passeport et jeté les morceaux à la mer. Au bout de deux entretiens, il m’a avoué l’avoir toujours en sa possession ! Ça me fait prendre du recul…

Ces personnes n’ont pas nos habitudes, nos repères, même sur des choses qui nous paraissent aller de soi. Par exemple, à un Africain, je ne peux pas donner une adresse et un plan de ville pour un rendez-vous. Il me faut lui indiquer un magasin ou un monument pour qu’il se repère. D’autres ont beaucoup de mal avec les horaires et il faut faire avec. Quand une personne s’est trompée pour l’horaire, il faut essayer de rattraper, retéléphoner pour avoir un autre rendez-vous. Je suis perturbée quand un Africain me dit qu’il n’a qu’un frère et que j’apprends plus tard qu’il en aurait d’autres en Belgique ou ailleurs. La notion de frère n’est pas du tout la même que pour nous. Je dois constamment m’adapter, tout en faisant en sorte que la situation soit la moins mauvaise possible, qu’il puisse s’intégrer s’il reste, qu’il puisse se refaire une vie s’il repart ? C’est d’autant plus difficile actuellement que la pression générale est très forte pour les faire repartir.

Avec le temps, on acquiert des astuces et des détours pour débloquer la parole, comprendre les sous-entendus, les complications. Je sens quand les personnes nous cachent quelque chose. Dans une petite ville, on a rapidement des informations pour repérer des entourloupes, par exemple quand une personne dit qu’elle n’a pas les moyens d’acheter des couches pour son bébé alors qu’elle a été vue déposant de l’argent à la Poste. Faut-il renoncer à l’accompagner ? Et que faire quand des réfugiés déposent un dossier en ayant tous la même histoire de persécution, des récits que je suppose plus ou moins achetés ? Nous en discutons en équipe : faisons-nous bien notre travail ? pouvons-nous en conscience continuer comme ça ? L’une d’entre nous est plus intransigeante, elle ne veut pas que nous nous laissions berner par des « trafiquants ». « Les débrouillards s’en sortent toujours, dit-elle, il faut savoir dire non ! » Moi je vois qu’au-delà du problème de trafic, il y a toujours des situations très difficilement supportables, même si ce n’est pas de la persécution politique.

Ils attendent énormément de moi, alors que mon pouvoir est très limité. Il faut en douceur leur ôter leurs illusions, en particulier pour l’obtention d’un logement. Nous leur disons : « Ce n’est pas nous qui avons le dernier mot. Nous allons faire tout ce que nous pouvons si vous nous aidez mais ça peut ne pas marcher ».

Je n’ai pas de soucis de rentabilité, je n’ai pas à rendre des comptes sur le nombre de dossiers que je prends en charge. Par contre, il y a la pression des délais fixés par les règles juridiques. Et puis, j’ai l’inquiétude de ne pas faire ce qu’il faut, la crainte de faire ce qu’il ne faut pas, sans parler de l’impression de ne pas en faire assez. Si nous parvenons à être efficaces, c’est surtout parce que nous sommes une équipe, que l’une participe régulièrement à une commission juridique, pendant que l’autre va à la réunion mensuelle de la Coordination Migrants, et aussi parce que nous faisons partie d’un réseau d’entraide dense et vivant. Dans mes réunions mensuelles au sein du collectif de soutien aux demandeurs d’asile de ma ville, je retrouve des bénévoles des Restos du cœur, du Secours populaire, d’Emmaüs, de la Ligue des droits de l’Homme, des cours de français, de Peuples solidaires, des salariés du CADA, d’Habitat solidarité, etc. Chacun dit comment il perçoit le migrant dont on parle, du point de vue de sa structure. Nous voyons ensemble comment nos aides peuvent se compléter et comment nous allons faire comprendre au migrant ces complémentarités. Par exemple, il faut lui expliquer que ce n’est pas aux Restos du cœur qu’il doit demander qu’on lui fixe un rendez-vous en préfecture mais à la permanence du mercredi au Secours catholique. Chaque personne est un cas particulier. Il y a des règles, mais il faut les adapter à chacun.

Les relations avec l’administration sont difficiles. Nous avons affaire à la fois à la Cour nationale du droit d’asile et à la préfecture. Il faut accepter que notre seul pouvoir soit celui d’invoquer les textes de loi. Nous sommes juste des accompagnants militants pour encourager des démarches et les faire aboutir, dans la mesure du possible. Avec la préfecture, il y a constamment des surprises, les procédures changent tout le temps. Parfois, je suis amenée à faire des démarches qui n’étaient pas prévues au départ, par exemple quand les réponses tardent à venir ou quand les gens sont obligés de quitter leur logement et partent ailleurs ou se retrouvent à la rue. Il me faut assurer…

C’est une activité très exigeante. Obtenir des papiers demande beaucoup de temps, et donc beaucoup de patience et de persévérance… Certains, je les vois depuis au moins trois ans. Même une fois régularisés, je dois encore m’occuper d’eux car ils sont perdus avec les formulaires administratifs, par exemple pour le renouvèlement de leur titre de séjour ou leurs « papiers de sécu ». Et il faut encaisser les échecs. Qu’il est difficile d’apprendre que certains sont déboutés alors qu’ils ont été persécutés et ont dû fuir pour rester en vie ! Je pense souvent à ce Soudanais, militant politique, venant d’apprendre le refus de la CNDA : devant moi, il relève son maillot et me montre son dos couvert de cicatrices : « Peut-être aurais-je dû me déshabiller devant le président du tribunal ? Crois-tu qu’il aurait mieux cru ? » Je ne peux que me révolter intérieurement avec eux, quand j’entends : « J’ai dit la vérité et on ne m’a pas cru. Lui, il a inventé une histoire et il a son statut [de réfugié]. »

Moi j’ai eu de la chance dans ma vie, alors je veux en faire profiter en retour. J’ai appris beaucoup en faisant tout cela, je suis tout ce qui se passe dans le monde, je découvre le fonctionnement des gens. J’apprécie que des gens demandent de mes nouvelles, s’intéressent à moi. Je découvre des personnes pleines de ressources, qui savent par exemple s’occuper des enfants. C’est impressionnant de voir une mère rom calmer son enfant en pleurs en l’emmaillotant jusqu’au cou. Des gens capables d’avoir des histoires à raconter drôles, pleines de vie, alors que leur situation personnelle est si difficile. Et nous, de quoi nous plaignons-nous ? On sait qu’on peut rester là. Qu’il est difficile d’être toujours dans l’incertitude, de recevoir une « obligation à quitter le territoire » ! C’est très dur d’être chassé d’un endroit, en sachant qu’on ne peut pas revenir dans son pays d’origine.

Notre rôle, c’est d’animer un réseau d’accueil. Nous ne devrions pas avoir à pallier les insuffisances de l’administration. Mais c’est indispensable qu’il y ait des gens pour aider ceux qui viennent vivre ici à s’intégrer. Ça veut dire trouver un travail qui va leur permettre de disposer d’un revenu, mais aussi d’avoir des collègues ; trouver un logement pour s’abriter, mais aussi pour avoir des voisins avec qui partager des moments de vie, des cultures différentes.

Nous avons un travail difficile, en étant seulement bénévoles. Si les associations n’étaient pas là, que deviendraient les migrants ? Que feraient les pouvoirs publics ? Alors je continue.

Simone