Recension partiale et partielle du film d’Antoine Grumbach, avec un regard focalisé sur ce qu’il donne à voir et entendre du travail contemporain.
Le métier au centre de ce film est difficile à capter : le personnage principal travaille dans un espace de bureau à mille autre pareil. On y voit des personnes en costume, plus ou moins concentrées devant clavier et écran, ou bien dans des salles de réunion, éventuellement, quand on monte dans la hiérarchie, dans un bureau fermé. Mais rien de visible, et ça en dit long, ne laisse deviner le contenu de leur activité. Ça pourrait être une banque, une compagnie d’assurance, n’importe quel lieu où des employés administrent. Il faut les entendre parler, au-delà du jargon technique, de l’anglais version globish, pour apprendre qu’ils s’affairent à la gestion du trafic maritime. C’est le ballet des cargos sur les océans qui s’organise par leurs appels téléphoniques, qui remplit les tableaux Excel, qui provoque des moments de stress quand les indicateurs de progression des navires ne sont pas conformes à ce qui est programmé.
Une astuce de scénario va emmener le spectateur sur d’autres lieux de travail. Le cadre accepte une demande de l’école primaire de sa fille : lui donner un aperçu du métier de ses parents en lui faisant visiter leur bureau ou atelier. Répondant largement à la commande, il l’entraine dans un long périple à la reconstitution de la chaine logistique dont il occupe un des maillons : depuis les rayons surgelés du supermarché jusqu’aux installations portuaires des rives de la mer du Nord (Anvers ?), en passant par les entrepôts, les parkings de poids lourds. Tout s’emboite, à force de film plastique, de cartons, de palettes, de caisses de conteneurs, empilés par milliers, manipulés par toutes sortes d’engins et quelques hommes. La petite fille écarquille les yeux, mais que comprend-elle du travail de son père ? Et lui n’y met pas de mots. Il montre, sans guère parler.
Il n’en dit pas plus à son épouse, ou à ses garçons adolescents. Qui ne lui demandent d’ailleurs rien, sinon la garantie de l’argent de poche, de l’accès à l’hédonisme consumériste. Il assume des responsabilités considérables, occupe un emploi d’un certain prestige social, qu’il a obtenu au prix de bien des efforts. Mais de quoi est-il fier ? Qu’aurait-il envie d’en transmettre ?
L’histoire, et en particulier le traitement de l’évènement au centre du film, nous en fait comprendre davantage, bien sûr. Mais, tout de même, d’une façon terriblement euphémisée. La décision fatidique, au centre de l’intrigue, est prise dans la voiture sur le trajet de l’école, dans une conversation téléphonique avec le capitaine d’un navire à des milliers de kilomètres de là, dans une autre partie du monde. Ces personnes qui travaillent ensemble ne se voient pas, et donc ne voient pas le travail des autres (sinon dans les films : la rencontre finale entre le cadre et le capitaine ne se produit qu’en forçant un peu le hasard pour les besoins de la narration). Les réunions et rendez-vous de travail sont feutrés, entre gens bien mis, polis, mais aussi d’un cynisme effrayant par leur allégeance au moloch économique. Et ils n’ont par conséquent pas grand-chose à se dire sur le sens de leur travail. Leur silence est d’or, et c’est ce qui justifie leurs salaires.
Ce travail est efficace : les rayons de nos supermarchés débordent. Mais il est aussi plein de silences. Ce film nous rappelle que les emballages dans nos caddies sont, parfois, tachés de sang humain. Ça mérite d’être dit.
Patrice Bride
Une autre recension de ce film sur le site Métis