Des récits du travail

Travail/pas travail ? Faut voir…

1. Regarde : tu ne verras pas grand’chose…

Tu es entrée dans la salle des profs. Tu es seule ce vendredi de mai. Un peu avant 9 heures. Machinalement, tu vas vers les casiers comme chaque fois que tu franchissais ce seuil. Non. Tu n’as pas de casier à ouvrir. La photocopieuse ronronne mais tu n’as pas de tirages à faire. Tu n’as pas non plus de feuille d’appel pour vérifier que tous tes élèves seront bien présents au moment de monter dans le car, et pour signaler les absents à la Vie Scolaire. Tu n’as pas d’élèves d’ailleurs. Ceux que tu vas accompagner au cinéma ne sont pas tes élèves. Ce sont ceux de Céline, avec qui tu as souvent fait le travail que tu t’apprêtes à faire aujourd’hui, et ceux de Caroline, qui n’était pas encore nommée ici quatre ans plus tôt, quand tu as pris ta retraite. Ce ne sont pas tes élèves et tu n’en connais aucun. Les derniers que tu as eus — oui, on dit ça, mes élèves, avoir des élèves — les derniers que tu as eus en sixième sont en seconde maintenant. Ils ont quitté le collège.dans l'attente des élèves-min

Familiarité  espaces, objet

Huit jours plus tôt, tu avais reçu un courriel de Céline : « vendredi prochain, le matin, sortie Collège Au Cinéma pour voir “les rêves dansants” d’Anne Linsel. Est-ce que tu pourrais nous accompagner Laetitia et moi et on pourrait manger ensemble à midi, à la cantine ou ailleurs ? » Pourquoi pas, si tu ne prends pas la place d’un prof et que la Direction n’y voit pas d’inconvénient ?

Coordination

Le lundi, elle t’avait confirmé : « Hello Lise, j’ai le feu vert du chef d’établissement pour que tu nous accompagnes à la sortie de vendredi : départ à 9 h (07) et retour pour midi. On pourrait manger ensemble à la cantine ? Petite modification : c’est Caroline F. qui vient avec ma classe vendredi et non Laetitia. »

Coopération verticale

Tu as répondu d’accord. Elles n’ont pas obtenu la présence d’un troisième prof qui pourrait exploiter le film en cours, n’ont pas trouvé de parent disponible, elles bricolent. C’est normal. C’est ça leur travail de prof. Ce sera encore un peu le tien, ce matin-là.

Bidouillage

La sonnerie. Tu avais oublié la mélodie de la sonnerie. Pourtant, que de commentaires et de rigolade quand la musique d’aéroport avait remplacé le signal strident qui vous faisait sursauter. Dans le couloir, tu croises des groupes qui t’ignorent, tu ne connais aucun visage. En descendant l’escalier, tu croises Dominique, la conseillère principale d’éducation. Large sourire, « on se voit plus tard ? », elle disparait d’un pas allègre vers les bureaux. Tu restes sur la deuxième marche, tu domines le hall où se regroupent sans hâte les élèves qui vont sortir. Présence.

Être avec, être là, être de là

Tu sais comment ça va se passer. Tu vois le bus derrière les vitres. Il est là, sur la zone d’accès réservé. Un à un, à l’appel de leur nom, les élèves vont sortir du hall puis passer la grille par le portillon. Tu sais anticiper, tu salueras le chauffeur, mais tu ne connaitras pas l’effectif, et tu diras « c’est ma collègue qui a la liste », tu te mettras près de la porte du car et ça suffira à éviter les bousculades, tu tiendras les élèves dans ta tête et dans ton regard, chacun te saluera en montant. Tu monteras en dernier et aujourd’hui, tu choisiras de t’assoir à l’avant pour échanger avec tes collègues pendant le trajet. Au moment de la descente, tu te placeras au bord du trottoir, à l’arrière du car, et ta présence suffira à réveiller un étourdi prêt à se jeter en bavardant sous les voitures qui tournent à gauche. Tu marcheras à l’arrière du groupe au cas où l’un des élèves voudrait en profiter pour aller se balader, c’est arrivé.

Précieuses routines et micro-décisions

Deux grandes jeunes filles laissent l’écart se creuser avec les autres, démarche alanguie sur leurs talons compensés et sac Lancel à l’épaule. Tu les sens prêtes à disparaitre, au propre ou au figuré. Tu leur demandes : « vous savez quel film on va voir ? » et elles allongent un peu le pas avec toi, elles te disent quelques mots à leur tour, elles sont là, en douceur.

Métis – sentir ce qui se passe

Quand vous tournez dans l’allée qui donne accès au rez-de-jardin où se trouve l’entrée du cinéma, tu ne peux t’empêcher de jeter un œil vers l’escalier extérieur qui ferme la perspective. C’est de là qu’une fois avait débouché le groupe qui avait agressé un de tes élèves. Grosse histoire. Ça aurait pu mal tourner, et tu t’en étais bien tirée, ce jour-là. L’intuition de t’interposer presque sans mots, en regardant celui que tu connaissais et en tournant le dos à l’agresseur. Ça l’avait désarçonné. « Qui c’est, la vieille, là ? » Ça aurait pu dégénérer et tu avais pris un risque inconsidéré ce jour-là. Mais tu t’étais senti capable de défendre tes élèves, jusqu’à intimer l’ordre à ta collègue de se taire, de rentrer dans le hall avec le gros du groupe et de fermer la porte. Il faut dire qu’elle faisait carrément de la provocation et ce qu’elle voyait sans doute comme une parole d’autorité était juste dangereux et stupide à tes yeux. Dans le feu de l’action. Après, le rapport, tu l’as rédigé comme une suite de faits objectifs. N’était-ce pas aussi une auto-justification ? Prendre ainsi la tête des opérations, c’était bien, puisque ça a marché. Sinon ? Et jusqu’à la fin, sur le fil. Car ça avait duré, l’enquête, la rencontre avec le père furieux, le chef agacé, le silence des autres élèves, la collègue qui voulait faire un exemple, et l’innocent qui avait certainement tout manigancé à distance. Y avait-il eu un conseil de discipline ?… Personne aujourd’hui derrière l’escalier. Mais tu es sur tes gardes, quand même

La peur et la ruse – de l’épreuve à l’expérience – histoire du collectif

Les gros coups, on s’en souvient. Mais les autres fois, avec leur lot de malades, de papiers par terre, de canettes de coca clandestines et de téléphones portables ; les autres fois avec leurs groupes apparemment distraits qui savent pourtant vous dire à la fin de O’Brothers « Mais madame, le gros, avec le flingue, la vache dans l’inondation, quel rapport ? »  et on y voit le signe que si, ils ont regardé, au moins un peu, certains très bien, il y a une accroche ; les autres fois où ça a roulé, comme on dit, on les oublie. Elles laissent leur empreinte toutefois puisque, aujourd’hui, tu fais sans y penser ce que tu as fait peut-être quinze ou vingt fois.

Quand ça marche, le travail ne se voit pas

Dans l’entrée du cinéma, le maitre des lieux, Pascal, vous accueille. Salut cordial. Échanger quelques mots sur la façon dont ça se passe, Collège au Cinéma, cette année, pour lui. Entrer dans la salle quand le groupe est déjà en train de s’installer. Observer ce qui se passe. Résister à l’envie d’intervenir. Ça va se faire tout seul. Céline est debout au niveau des rangs de devant. Elle aussi regarde, dit quelques mots, propose un arrangement à des filles qui haussent le ton. Caroline fait déplacer un garçon, qui proteste, elle le fait assoir à l’écart, de l’autre côté de l’allée et lui parle avec des gestes. Tu n’entends pas ce qu’elle lui dit. Le groupe en face, pour la forme, esquisse une rébellion qu’elle ignore. Le rang se rassied, le bruit se normalise. Tu fais quelques pas dans l’allée après avoir posé ton vêtement sur un siège du fond, à gauche, du côté où il n’y a que deux sièges dans une rangée. Tu les trouves plutôt tranquilles. Quand tous sont assis, tu regardes où t’assoir. Au dernier rang à droite, un gaillard rigolard s’est installé avec une fille de chaque côté. Il brandit son téléphone que ses voisins plus ou moins proches tentent de regarder avec lui, cous tendus et fesses soulevées. Tout ça avec force commentaires à voix pas vraiment étouffée. Tu t’assieds au bout de leur rangée. Il reste une place vide entre la première fille et toi. Laisser de l’espace.

La porte est derrière toi, à ta gauche. Avoir un œil sur les allées et venues vers les toilettes. Veiller sans peser. Tu es assise au bout du dernier rang. C’est ta place, c’est là qu’en fait tu te mets presque chaque fois, sans te rendre compte que c’est toujours au même endroit.

Façons de faire – un genre, des styles

Le noir. Le générique. Musique. Ça bruisse encore. « Chut » demande une voix d’adulte. Y a-t-il eu un rappel des consignes, une demande d’éteindre les portables ? Dans l’obscurité, quelques visages bleutés aux allures de masques émergent dans le halo des écrans. Tu tournes la tête et regardes tes voisins. Tu te penches vers eux et leur demandes d’éteindre. On est là pour le film. « C’est nul, madame. » « Tu pourras le dire si tu le regardes ». Il est un peu étonné. Qui es-tu pour lui dire… Il range son téléphone.

Le film. Tu entres dans le film. Tu ne l’as jamais vu et tu n’auras pas à travailler dessus. Tu es spectatrice aujourd’hui. Tu l’as presque oublié maintenant que tu écris. Il t’en reste une ambiance, le souvenir du plaisir, l’envie, tiens, puisque tu y penses, de le revoir. Une histoire de lycéens, un projet, la danse. Tu aimes ça, la danse.

Travail/pas travail ?

Une bouffée de chaleur et de soleil. Tu te souviens. C’était fin aout. Une grande salle aux fenêtres ouvertes. Un atelier danse et écriture. Vous aviez regardé Maguy Marin en vidéo. Et Découflé. Le petit bal perdu. L’animatrice avait proposé de danser un prénom. Tu avais choisi Judith. Le plaisir du mouvement, de l’invention du geste, de la recherche avec les autres. Des profs aussi, venus se rencontrer, se former, échanger sur leur travail pendant une semaine de vacances, chacun son tour animateur, participant. Tes convictions. Tes modèles. Tes questions de prof…

Références collectives et convictions personnelles

Là, dans le film, c’est Pina Bausch. Et deux autres femmes qui font travailler un groupe de lycéens. Ça dure plusieurs mois. Ils répètent Kontakthof. Ça te revient. La danse, bien sûr, mais surtout la pédagogie de ces danseuses, leur posture d’accompagnement de la peur, de la gêne, pour que ces jeunes gens y aillent, pour qu’ils dansent, pour qu’ils vivent et comprennent quelque chose de ce qui se joue là. Des adultes. La façon dont elles veillent sur chacun, le groupe et le projet. Leur émotion. Leur investissement. Comme les ados mais différents. Voilà ! Sur l’écran, ces deux femmes, voilà, c’est exactement ça, pour toi, être prof. Pour toi, ce film, c’est un film sur le métier.

Être prof, c’est…

Ça te passionne mais quelque part entre tes yeux et ta nuque, quelque chose clignote : et eux, comment ça se passe ? Tu as vu Céline sortir discrètement avec une fille, puis revenir. Besoin pressant, malaise ? Caroline s’est levée pour intervenir, quelque chose bouge, là-bas. Ici, au fond, une ou deux fois peut-être, tu te penches vers le rang de devant ou vers tes voisins. « Regarde le film, range ton portable. C’est là-bas que ça se passe. » Mais ça se passe ici aussi, bien sûr. Tu fais ce qu’il faut pour ne pas les agacer, juste les inciter à regarder, à écouter, à oublier un peu leurs liens, à renouer avec le film. Pour qu’après ils puissent en parler, y revenir, apprendre à penser sur ce support commun, y travailler, écrire. C’est ce que tu voulais, toi, quand tu faisais collège au cinéma, comme on disait. Et ça marchait plutôt bien. Ça devrait bien marcher avec eux aussi.

Travailler c’est veiller

Lumière. Les deux profs rappellent la consigne de ne rien laisser par terre. Toi aussi, à ceux qui sont proches. Tu sors dans le hall puis dehors. Sur l’allée, écouter. Les premières réactions. Tu les as oubliées.

Tu n’as pas besoin de les mémoriser pour engager l’échange dès l’arrivée au collège. Tu n’y reviendras pas. Tu ne les feras pas écrire à chaud ce qui m’a ému, agacé, intéressé, intrigué, ce que je n’ai pas compris… Quatre ans que tu n’as pas fait ça et tu serais prête à le faire sans ton cahier, classeur, prép. Pourtant, tu préparais toujours. Routine. Précieuse routine. Expérience qui te remet dans l’action comme s’il y avait une suite. Tu ne leur demanderas pas la scène qu’ils voudraient revoir. Tu ne les amèneras pas en salle info pour répondre en équipe à leurs questions sur Pina Bausch, sur la danse contemporaine, sur le système scolaire allemand, tu ne te réjouiras pas de leur surprise quand ils trouveront une vidéo où l’on verra Kontakthof dansé par des sexagénaires, tu ne les feras pas discuter sur une réplique de ce jeune Rom qui, après avoir failli abandonner, a finalement dansé jusqu’au spectacle, tu ne leur demanderas pas de relever ce qui caractérise la forme du documentaire, tu ne leur proposeras pas de raconter l’histoire d’un autre point de vue, ils ne te diront pas pourquoi ils ont préféré tel personnage à tel autre, ni ce qu’ils auraient aimé ou détesté s’ils avaient fait partie du groupe sélectionné pour danser. D’ailleurs, tu ne leur as pas fait observer l’affiche avant de venir, décrypter le titre, repérer les métiers à l’œuvre, la langue de la bande originale. Tu ne les as pas aidés à se projeter dans la suite du travail, tu n’as pas proposé de pistes, pas organisé de groupes avec rétroplanning et répartition des fonctions… Tu n’es pas leur prof. Ce n’est plus ton travail. Tu es là pour deux ou trois heures. C’est toute la différence.

Plaisir – savoirs faire – anticipation

Et pourtant, aujourd’hui, en marchant devant le groupe pour rejoindre le bus mal garé, tu travailles. Tu as un horaire à respecter comme les autres, tu as la sécurité à assurer et les incidents à éviter, tu as à garantir que les conditions dans lesquelles on regarde le film permettront le travail qui suivra et laisseront un suffisamment bon souvenir à l’exploitant pour qu’il n’hésite pas à renouveler, l’an prochain, l’opération. Mais ce ne sera pas avec toi. Et quand tu faisais la même chose, quatre ans plus tôt, avec tes élèves, avec ton projet de séquence, avec tes collègues, quand tu travaillais, ce n’était pas le même travail.

Prescription et utilité

Bien sûr, en arrivant au collège, tu veilles encore à ce que tous entrent bien dans l’établissement, sans déranger le calme des couloirs. Mais voilà. Pour toi, ça s’arrête là.

Tu ne connais pas le nouveau gestionnaire. Tu vas entrer au self grâce à Céline : « Madame F. a accompagné le cinéma, je peux la faire passer sur ma carte ? » Tu vas dire bonjour au Chef cuisinier et aux agents qui le secondent, tu vas jeter un œil au passage à tous ces petits convives dont aucune tête ne te rappelle quelqu’un et qui jettent un œil sur toi, tu vas embrasser plein de gens chaleureux qui te disent : « Tu ne changes pas ! », tu vas rendre ton plateau et saluer Karine à la plonge, et elle te dit : « Vous ne changez pas ! ». Vous parliez souvent entre deux cours, devant ta salle, dans le couloir du rez-de-chaussée, du travail, du mal à l’épaule, écrire au tableau, manier la cireuse, l’autorité, la sienne avant ton arrivée devant la porte, ou la tienne à l’arrivée des élèves. Tu lui réponds : « Vous non plus ! » Façon de se dire qu’on est bien les mêmes. Mais c’est bien parce qu’on ne l’est plus tout à fait, puisque l’une travaille, et l’autre pas !

2. Quand même ! – Écoute le collectif à table…

Elles sont là, Caroline, Céline, Laetitia, trois des profs de français de ce collège qui a été ton collège les douze dernières années, et vous mangez en discutant après le film. Tu les écoutes et tu prends ta part de l’échange. Ce midi-là, ça ne se voit pas, c’est une tablée qui bavarde. Mais si on sait le voir, c’est un collectif à l’œuvre.
Bien sûr, tu n’as pas tout dit et elles ont dit autre chose. Mais tu as écrit à la volée quelques notes juste après et tu te souviens. Fragments de questions et monologue intérieur. Oui, c’est là aussi que se construit la pensée pour chacune et pour ce collège, et que se transmet quelque chose du métier de l’une à l’autre dans la discussion.salle des profs-min

— Quand même, dit Caroline, n’est-ce pas trop tôt pour apprendre à se toucher ?

Trop tôt, quoi trop tôt ? On ne se touche pas en maternelle ? Ce sont des lycéens, ils ont entre seize et dix-huit ans. Tu as du mal à comprendre ce qu’elle veut dire. C’est de la danse, c’est comme le théâtre. Elle n’a jamais fait de stage théâtre ? De quoi a-t-elle peur ? Trop tôt pour la sexualité, est-ce à cela qu’elle pense ? Mais les corps sont là, en jeu, ils vont se toucher, se frôler, se heurter, s’accorder, se porter peut-être. Ils apprennent et répètent Kontakthof, de Pina Bausch, Kontakt, contact, non ? Comment lui répondre pour qu’elle l’entende, pour qu’elle ne te mette pas dans la case prof qui donne des leçons à ses collègues ou pire prof limite, qui joue avec la fragilité des ados et avec les valeurs à transmettre ? Être un peu délicat mais dire ce qu’il faut dire. Tu essaies.

Corps à corps — La peur de l’autre – la peur du jugement

— Quand même, enchaine Céline, c’est très féminin. Que des femmes mures, Pina Bausch et les deux femmes qui les font répéter. C’est quand même une limite du projet.

Quoi, des femmes mures ? Et les élèves ? On voit davantage les ados à l’écran que leurs profs. Mais oui, ce sont des femmes mures, aux cheveux gris et peu d’apprêt, leur âge se voit, est-ce ça qui la gêne, cette image qui la renvoie à elle et à beaucoup de profs, au collège ? Beaucoup de femmes mures pour ces ados toujours jeunes, toujours du même âge, année après année ? Oui, peut-être, tu te l’es dit parfois. La question de l’âge et du vieillissement, joli sujet avec des ados. Voir des vieux danser ce qu’ils ont vu dansé par des jeunes, qu’est-ce que ça leur fait ? Qu’est-ce qu’ils en pensent ? Pour ça, il vaut mieux s’être un peu questionné sur ce que ça te fait, à toi, pour accueillir la gêne, au lieu de foncer dans le politiquement correct, les personnes âgées ont le droit de se montrer en train de danser, tout ça, alors qu’on a du mal à regarder des photos de vieux en maillot de bain ou en train de s’embrasser… Les personnes âgées. Ça commence à être toi. Pas encore Céline, qui a plutôt l’âge de ta fille. Est-ce que ça aurait été plus facile pour toi d’accueillir les réactions des élèves ? Mais tu sais bien aussi que Céline te demande toujours de revenir sur la question du genre, du féminin et du masculin, vous avez eu tant de controverses à ce propos, elle n’est pas d’accord avec toi sur ce qui, dans les positions dites féminines ou masculines, est socialement construit. Un garçon n’est pas une fille, oui, évidemment, quand est-ce que tu as dit le contraire ? Mais un garçon et une fille qui dansent n’ont pas de gestes ou de rôles particuliers à respecter. Ils dansent. Aujourd’hui que tu racontes à quoi tu as pensé tout en devisant à la cantine, tu ne te rappelles plus exactement ce que dit ce jeune lycéen dans le film. Et tu aimerais retrouver la séquence, tu aimerais la réécouter, parce que pour les élèves, c’est toujours quelque chose à relancer. Mais tu n’as pas d’élèves et tu ne relanceras rien du tout. C’est Céline et Caroline qui feront le boulot. Et Laetitia qui déjeune avec vous et qui a emmené sa classe voir le film la veille avec la classe d’Aurore. Aurore qui est en congé maternité, et c’est son remplaçant qui travaillera sur le film. Tu n’aurais pas aimé être absente au milieu d’une séquence liée au cinéma.

Engagement – convictions – enjeux

— Quand même, répond Caroline, c’est du respect ou de la peur du prof ?

Alors là, tu restes coite. Quelle peur du prof, dans le film ? Franchement, aucune. En tout cas, pas celle-là. Peur de se montrer, d’aller chercher en soi des élans, des violences, qu’on ne savait pas être là. Peur de rouvrir des blessures aussi. Peur de ne pas être à la hauteur. Mais peur des profs ? Quelle image des élèves et du métier lui fait dire ça ? Quel dommage. Tu ne dis rien. Tu ne la connais pas assez. Que sais-tu de ses enjeux, de ses images ?

Parole et silence – phronésis — défenses

— Quand même, dit Laetitia jusque là silencieuse, dans ce film, les élèves, ils n’ont vécu que des histoires incroyables ! Un, c’est son père mort dans un accident du travail, l’autre, c’est la guerre, ou il est Rom ou immigré… On dirait qu’ils sont choisis pour ça.

Quoi incroyable ? S’ils ont été choisis, c’est qu’ils étaient là, non ? Le projet est peut-être un peu pour eux, peut-être. Mais la guerre, le père tué par le travail, le jeune Rom, elle sait bien qu’il y en a au collège. Pourquoi quitte-t-on son pays pour venir en Europe, en France ou en Allemagne, comme dans le film ? Et pourquoi fait-on des projets pédagogiques, éducatifs, si ce n’est avec des élèves à qui ça peut apporter davantage que ce que les parents et l’école leur apportent tous les jours ? Oui, les ados vivent des choses difficiles, et pas seulement parce qu’ils sont ados, mais parce qu’ils vivent dans votre monde. Et non, votre monde n’est pas seulement le vôtre, le monde des profs, des femmes profs, des femmes profs dans une région prospère, entre 35 et 45 ans, qui vivent en couple hétéro, en maison individuelle, avec un compagnon ou un mari pas au chômage et avec deux, trois ou quatre enfants, ce qui est la situation de tes trois interlocutrices. Heureusement, ta seule présence avec tes cheveux blancs leur rappelle qu’elles ne sont pas la mesure unique du monde, et d’ailleurs elles le savent très bien, elles écoutent leurs élèves et suivent l’actualité, elles sont informées. Mais elles n’y croient pas vraiment ? Quand un élève vit quelque chose de dramatique, elles disent : c’est particulier, quand même. On entend aussi, c’est un cas mais en ta présence, c’est difficile à dire comme ça. Parce que toi, tu t’y refuses et tu dis toujours quelque chose pour dire que non, une personne n’est pas un cas. Et au fur et à mesure que tu te remémores, dans ce lieu bruissant de leur absence, la salle à manger des profs, ces enfants, ces plus grands que tu as rencontrés au fil des années, dont te revient un visage, un nom, une réflexion, une bêtise, le son d’une voix, des yeux affolés de silence, les cheveux blonds bien lissés de celles du beau village où vit un écrivain célèbre et ceux bien noirs, épais, frisés de ceux de la cité de la ville voisine, quand ce n’était pas l’inverse ; Frank qui venait du Congo et dont le père, employé dans une organisation internationale, voulait faire un médecin, un financier, quelqu’un, quoi, et lui, non, rien, à part le foot ; et Lucie, et Anaïs ; et Laïla qui s’était fait renvoyer de stage parce qu’elle avait envoyé balader la patronne qui lui reprochait ses retards ; et cette autre, qui avait invité le prof d’histoire à la circoncision du petit frère ou quelque chose comme ça ? Les élèves. Tes élèves. Dont tu as oublié tous les noms le jour de ta retraite et qui te reviennent un par un en écoutant tes collègues évoquer les leurs.

Utilité – conditions sociales – citoyenneté – attachement

Céline n’avait pas vu le film avant de le voir, aujourd’hui, avec sa classe.

Quand même, c’est ton tour de le penser, quand même, comment peut-on préparer une séquence sur un film sans l’avoir vu ? Mais oui, on peut, autrement. Elle n’a pas eu le temps, elle court tout le temps et elle fait écrire ses élèves, c’est long à relire, et elle a lu tout le document du CNC pour construire son questionnaire pour la salle info et… Oui, elle fait du bon boulot. Reconnais-le. Dis-le lui. Mais quand même, toi, ça te chiffonne et tu aurais envie de lui dire, quand même. Et tu ne le fais pas.

Évitement de la controverse – jugement de beauté – entre pairs

Caroline était tellement préoccupée par le comportement qu’allait adopter celui qu’elle n’appelle que « son loustic », qu’elle n’a pas vu grand’chose d’autre que lui. Elle, elle va se rappeler cet épisode, ça l’a tellement scandalisée, ça elle ne l’avait jamais vu :

— Tu sais pas ce qu’il a inventé ce coup-là, je le surveillais, bien sûr, et je le vois, en train de boire du lait ! Si, boire du lait ! Au lieu de regarder le film ! Quand même !

Oui, tu te rends compte ! Mais ça ne veut pas dire qu’il ne regardait pas le film. Il ne peut peut-être pas passer deux heures dans le noir sans manger ou boire, et comme elle leur a dit, du moins, tu l’imagines, elle leur a dit surement,  — eh tiens, tu la tutoies, alors que c’est la première fois que vous vous voyez — elle leur a dit clairement : « Je vous préviens, pour Collège au Cinéma, on n’est pas au multiplex : pas de popcorn, on ne mange pas dans la salle ! », oui, c’est la consigne qu’on leur donne avant de venir, tu le sais, tu l’as fait, eh bien, lui, pas méchant, il s’est dit, je vais prendre du lait, comme ça, pas de miettes et ça ne risque pas de partir en mousse comme le coca. Oui, il a transgressé la consigne. Oui, il faut le sanctionner. Oui, c’est peut-être de la provoc, surement même, mais bon, c’est pas de la bière, non plus. Ni de la vodka. Si, si, ça s’est vu, oui, oui, dans ce collège, ah oui, c’est calme ici, sauf quand ça ne l’est pas, comme ailleurs, mais c’était pas au cinéma, c’était en voyage. Ah oui, Céline et Laetitia se rappellent, elles rigolent, la tête des parents au retour ! Il n’y avait pas un délégué au CA ? Tu ne sais plus. En tout cas, là, ça avait fait mal. Conseil de disc et tout le toutim. Mais là, du lait…

Plaisir du collectif – rire après coup – raconter

Oui, là, à la cantine, tu sais que ça parle, de réalité du travail, des élèves avec leur vie connue et inconnue, et de ce qui gêne, de ce qui choque, de genre, de corps, de limite, de ce qu’il est légitime d’aborder dans la classe. Et ton regard continue à être décalé, différent mais pas aberrant. Tu as beau être partie, tu es encore un peu des leurs. Quand même !

3. Sous le travail, un mauvais rêve

Lise est dans un hall mais ce n’est pas « le hall ». On dirait un parking souterrain, la lumière est maigre et artificielle. Elle a un cartable à la main, bien plein mais de quoi ? Une sonnerie stridente retentit, c’est maintenant, il faut y aller, mais où ? Des gamins passent en courant, en riant, mais ne semblent pas la voir. Elle doit trouver ce qu’elle doit faire. Maintenant. Elle suit un couloir tortueux qui s’enfonce comme dans une grotte. Au bout, une sorte de cage en verre, et quelqu’un qui travaille devant un ordinateur. Ça doit être là. Vite, le temps passe et quelque part, un groupe attend et commence à s’agiter. Elle entre dans le bureau et demande à voir le chef d’établissement. « Il est en rendez-vous. » « Oui, mais vite, j’ai cours et je n’ai pas mon emploi du temps ! » Sa voix résonne dans le vide, elle ne la reconnait pas, cette petite voix flutée, ce filet de voix suppliant. L’autre ne lève même pas la tête. Mais voilà qu’une porte s’ouvre. Un homme très grand, habillé de gris, lunettes et cheveux abondants et grisonnants, en débouche en coup de vent, lui balance au passage une feuille A4 avec un tableau, et sort dans le couloir. Il n’a pas ralenti, il regarde ailleurs, vers un but qu’elle ne connait pas. Peu importe, elle a son emploi du temps.

Elle essaie de le déchiffrer en marchant pour aller plus vite. Où est-ce ? Quel jour sommes-nous ? Elle ne connait pas les lieux, plusieurs bâtiments, en hauteur, en quinconce, imbriqués, un labyrinthe parcouru d’enfants qui courent et d’autres qui ricanent. Où est-ce ?

C’est là. La porte est largement ouverte et un bruit de conversation lui parvient avec une lumière abondante. Elle est sur le seuil. Devant elle, une salle en amphithéâtre, arrondie, vaste. Des adolescents un peu partout, debout, assis, par groupes, tranquilles. Ils se parlent. Ils vivent. Elle entre. Le bureau est tout en bas, derrière un groupe, elle se faufile. Qu’est-ce qu’elle va leur faire faire ? Elle n’a pas de livre. Elle n’a pas de programme. Rien. Elle sait seulement qu’elle doit faire un cours de latin. Elle demande de s’assoir, quelques filles commencent à se rendre compte qu’elle est là, elles se séparent lentement, elles prennent une place en continuant à échanger quelques mots. Lise pense qu’il faut fermer la porte, elle la pousse seulement ; derrière, il y a un placard plein de choses qui ont l’air familières. À qui ? Il faut dire quelque chose. Elle dit qu’elle est désolée d’être en retard, qu’elle n’avait pas son emploi du temps, d’ailleurs, elle vient d’arriver dans ce collège, elle n’a pas fait cours depuis quatre ans, mais ça va lui revenir. Elle était à la retraite mais quelqu’un lui a dit de revenir. Ou quelque chose l’a fait revenir. Quoi ? Elle ne sait plus. Est-ce qu’on lui a vraiment demandé quelque chose ? Quelques-uns l’écoutent, l’air un peu étonné. La plupart continuent à faire ce qu’ils faisaient. En haut, vers la porte-fenêtre d’où arrive ce grand soleil, des garçons rigolent, épaule contre épaule, leurs cheveux bougent dans la brise qui vient du dehors. Elle se demande pourquoi elle leur raconte ça. Éviter de raconter sa vie, c’est élémentaire, d’habitude, elle le sait, quand même. Pourquoi aujourd’hui fait-elle tout ce qui ne faut pas faire ? Il faut les mettre sur quelque chose. Elle s’adresse à la fille qui a pris sa défense quand quelqu’un a dit : « on s’en fout, en fait ». Elle lui demande ce qu’ils ont fait au dernier cours. Et la fille sort son livre, montre un texte, on travaillait là-dessus. C’est quoi ? Horace ? Catulle ? Un poème en tout cas. Mais pour en faire quoi ? Sa vue est brouillée, elle voit que c’est en vers mais elle ne peut pas lire. Elle dit : « continuez ça ». Quelques-uns s’installent.

Elle monte vers la porte-fenêtre, en haut de l’amphi. Elle réprimande le garçon qui rigole de plus en plus fort, lui demande son cahier, il refuse, l’envoie balader, tourne les talons et sort. Il part. Il est parti. Où va-t-il ? Que faire ? Et les autres ?

Elle est là, elle a le cœur qui bat et la tête qui lui fait mal, elle a les pieds enfoncés dans le sol. Elle n’a aucune pensée qui veut bien venir, elle ne peut rien, même pas pleurer.

La sonnerie stridente la délivre pour un temps. Sortir. « Sortez ! » Ils sortent. Elle sort. Elle refait à l’envers le chemin de tout à l’heure. Retrouver le bureau. Comprendre quelque chose. Une lumière à gauche. Une salle entrouverte. Un prof aux cheveux bouclés, un peu longs, est penché au-dessus d’un élève qui scrute l’écran d’un ordinateur. C’est un cours de musique. Les voix sont calmes et les sons mélodieux.

Elle a vu. Derrière les portes, il y a des groupes qui travaillent et des profs qui savent faire. Elle court maintenant pour trouver qui lui dira où aller, quoi faire, comment s’y prendre. Des enfants courent tout autour d’elle, ils font masse maintenant, elle est déroutée, bousculée, malmenée, elle a mal à la tête, son crâne va exploser.

4. Écrire son travail – travailler son écrit

Tu t’éveilles en sueur, cœur battant, mal de crâne. Ce n’est pas la première fois. Le travail. Une rentrée. Un collège inconnu. Pas de collègues. Un chef silencieux. Pas d’élèves ou bien trop ou pas les bons. Pas de livres ou des livres illisibles. Pas de chaises ou des tas au milieu. Et l’impuissance à transmettre quoi que ce soit. À jouer son rôle. À se tenir. Ou l’abandon. Et la peur.

Est-ce écrire sur ton travail ou travailler cet écrit qui ne te laisse pas tranquille et t’a fait revenir un cauchemar oublié ? La face maudite du boulot. Rêver de travail ne parle pas que du travail, bien sûr. Mais si le rêve emprunte ses déguisements, c’est bien que la peur qu’il raconte peut s’y glisser sans trop de contorsions.
Qu’est-ce qu’un rêve de travail dit du travail ? En tout cas, écrire ce mauvais rêve te permet de le donner à lire. Présentable. Bien en ordre. Car c’est bien ça, tu crois. Derrière le récit bien ficelé, les mots fragiles courent dans tous les sens et te bousculent jusque dans ta retraite quand tu croyais en être quitte. Écrits et réécrits, ils répètent les heurts et les ratés, les fuites et les terreurs et finissent par les danser. Projetés dans le noir, ils exorcisent peut-être un chaos horrifique qui est un peu le vôtre. Comme en ces fins d’été, ces rêves absurdes que font les profs, qui les laissent un peu inquiets jusqu’à ce qu’ils soient à pied d’œuvre, avec les élèves. Chacun a le sien, récurrent. On se les raconte, parfois, en juin, sur l’herbe derrière le parking, et on en rit, ensemble.

Deux ou trois heures au cinéma et un repas avec d’anciens collègues. Voilà bien de quoi faire un plat ! Non, non, ne les laisse pas dire ça. C’est ton petit bout de travail, qui en est à peine un, mais quand même. Maintenant, tu n’as plus de grande scène à raconter. Sans regret. Mais dire ce petit rien, c’est déjà en faire quelque chose. Le raconter, c’est le pister, c’est le pousser dans ses retranchements pour qu’il ne s’enfuie pas, c’est reconstituer les coulisses. Il n’y a pas que ce que tu as fait, d’ailleurs en l’occurrence, tu n’as pas fait grand-chose. Il y a tout ce que tu n’as pas fait et qui pourtant était là. Il y a ce que les autres faisaient. Ou ne faisaient pas. Il y a ce que tu en as dit et ce que tu en as tu. Comme les autres. Il y a votre histoire commune et vos histoires particulières. Et il y a ceux pour qui vous faites cela, ceux qui vous l’ont demandé et ceux qui ne vous ont rien demandé. Il y a ce que vous défendriez bec et ongles et ce dont vous vous défendez. Tout ça n’a l’air de rien. Même pour vous qui le faites. Ça c’est facile, dites-vous.

Sylvie Floc’hlay, décembre 2014, revu mars 2016