Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 44

Samedi 25 avril

3 h 50. L’épreuve du premier geste. Miraud comme je suis, je me dresse chaque matin en plissant les yeux pour lire avec peine l’heure qui s’affiche sur ma table de chevet. Douche froide quand je suis éveillée en plein cœur de la nuit. Tiède quand l’aurore se rapproche. Torride (mais exceptionnelle) quand les oiseaux chantent déjà.

Aujourd’hui, c’est froid. Je tente vainement de me rendormir, mais, vingt minutes plus tard, je change de lit. Attaque la première minute du reste de ma nuit par les lettres de Myriam. La dernière fois, j’avais intitulé le nouveau chapitre à inscrire dans son récit « Lettres du front ». Il est vrai que le confinement ressemble à un siège de nos maisons et de nos appartements, dont nous ne sortons qu’en rampant pour nous ravitailler ou faire l’exercice physique nécessaire aux bons petits soldats que nous sommes. Reclus dans une tranchée qui nous abrite des tirs nourris du virus, il ne nous reste plus qu’à nous écrire en espérant réussir à faire passer les missives tant bien que mal.

Cette fois, le cru du 25 avril 2020 est baptisé « Subordination », et introduit par la définition en exergue d’un des principes élémentaires et indiscutables de l’armée, relayé par un lointain général : « Principes généraux de la subordination. — La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants ; que les ordres soient exécutés littéralement, sans hésitation ni murmure ; l’autorité qui les donne en est responsable, et la réclamation n’est permise à l’inférieur que lorsqu’il a obéi. » Selon le décret, apparemment toujours en vigueur, on obéit d’abord, on porte réclamation ensuite. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une boutade antimilitariste, mais pas du tout. La page de garde du manuscrit de Myriam, je l’ai illustrée par une photo de soldats de plomb. Elle symbolise son obéissance d’hier là où son récit est sa réclamation d’aujourd’hui, portée haut et fort.

Le début d’après-midi est dédié à la finalisation du dossier FADEL : je pars acheter un classeur souple, et ce qui va avec pour y glisser toutes les pièces (et elles sont nombreuses). La caissière du supermarché auprès de laquelle je passe systématiquement mon charriot parce qu’elle est la seule à accepter les espèces, et que Stéphane et moi avons pris l’habitude de faire une cagnotte, a fini son service et fait ses propres courses. Elle me reconnait, je suis devenue une habituée depuis la mise en œuvre du confinement, me salue avec le sourire. Elle est enfin en weekend, peut-être même en vacances, car les salariés du public et du privé ont presque tous l’obligation de prendre une semaine de congés avant le 4 mai.

C’est le cas d’une cousine qui bosse chez Orange, elle est en congé depuis hier après-midi. Le cas aussi de mon livreur de surgelés qui m’a annoncé qu’il serait remplacé par une dame mardi prochain. Un peu sévère cette obligation de prendre ses vacances alors que le seul choix possible est de rester à la maison sans bouger, mais cela évite de les laisser repartir trois ou quatre semaines dès l’été. Cela augure de la reprise : il faudra de la main d’œuvre disponible à l’approche des vacances et de la venue des estivants sur nos côtes.

Juste avant d’aller tuer notre phlébite, comme dit Stéphane, je reçois un courriel des éditions L’Harmattan, auxquelles j’avais soumis le manuscrit de Philippe, le premier client dont j’ai achevé la biographie. Elles me proposent une alternative à la publication traditionnelle : appelée Les impliqués, sans doute parce que l’auteur y est considéré comme un partenaire, la « filiale » accepte d’éditer le manuscrit à la condition de passer une pré-commande de cinquante exemplaires de l’ouvrage avec 30 % de réduction sur le prix public. C’est probablement la meilleure offre qui ait été faite depuis que Philippe cherche un éditeur. L’ennui, c’est que le contrat joint au courriel est à mon nom et pas au sien. Il est vrai que j’ai publié cinq ouvrages dans cette maison, peut-être est-ce à ce titre qu’elle n’a pas refoulé définitivement le manuscrit. Je transfère l’information à mon client et j’attends son appel.

Pendant le tour du pâté de maisons, je me demande si je serai capable de conserver certaines habitudes prises à l’occasion du confinement, et notamment la marche d’une heure par jour que l’interdiction de vaquer à nos activités traditionnelles nous fait vivre comme l’ultime liberté. En me préparant à la connexion pour l’apéro Zoom du weekend, je me pose la même question : pourquoi ne pas prolonger au-delà de la crise sanitaire une forme de contact plus riche que le simple coup de téléphone avec celles et ceux qui vivent loin, à l’exemple de mon fils, que je retrouve quelques minutes plus tard ?

Je commence par prendre de ses nouvelles : il s’est cassé le pied en roulant sur la balle de son chien. Journaliste en télétravail, il s’accordait une pause en se détendant dans le jardin. Il a d’ailleurs fini la tâche qu’il avait entreprise avant de se laisser conduire aux urgences par sa femme, qui pestait contre lui et sa conscience professionnelle ! Je me demande si une recrudescence d’accidents domestiques n’aurait pas été observée. Entre les enfants, qui ne sont plus huit heures par jour à l’école et quatre jours par semaine, les mamans qui font davantage de cuisine et de nettoyage, y compris sur des escabeaux vertigineux, les papas qui s’improvisent bricoleurs (oui je sais, tout cela est très conservateur, mais je ne suis pas dupe, c’est encore la réalité de la plupart des familles, même modernes), les risques sont majorés.

Sans compter les violences infligées par les hommes à leurs conjointes, aux parents à leurs enfants, dont les statistiques montrent qu’elles ont considérablement augmenté. Même les chirurgiens orthopédistes constatent des blessures étranges de la main et du poignet qu’ils attribuent à des coups portés dans les murs de leurs appartements par des hommes excédés !

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

Licence Creative Commons
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.