DL est directrice des ressources humaines dans une municipalité en région Auvergne-Rhône-Alpes.
Chaque matin, depuis le début du confinement, je continue à me rendre à l’hotel de ville. Je salue l’huissier qui assure le standard de la ville puis la personne qui s’occupe du courrier quand elle est présente, trois fois par semaine. Je passe devant le service d’état civil, au rez-de-chaussée, où quatre ou cinq agents assurent la permanence. Lorsque je monte au premier étage du service des ressources humaines où se trouve mon bureau, je ne croise plus personne. Les trois étages du service demeurent vides, à l’exception des personnes de l’entretien qui viennent nettoyer des locaux qui seront occupés la semaine prochaine pour la paye.
« Je navigue entre mes deux espaces de travail »
D’habitude, ça grouille de monde : des agents viennent régler leurs problèmes administratifs, des personnes travaillent dans leur bureau, les directeurs sont présents. En ce moment, mon bureau est ouvert mais je ne vois personne. Au début, le déplacement sur mon lieu de travail s’est imposé à moi : j’avais tous les dossiers à l’hotel de ville et notre système informatique est complexe et complique le travail à distance. Ma présence physique m’a permis aussi d’agir rapidement et efficacement pour régler des problèmes techniques et matériels.
Par exemple, nous avons laissé une cuisine centrale ouverte pour pouvoir assurer la restauration des enfants des personnels soignants dans trois écoles de la ville. Mais en début de confinement, la production était trop importante. Des enseignants ont alors demandé à l’adjointe à l’enfance que les personnels puissent profiter du surplus. La directrice générale des services et moi avons reçu le 16 mars un mail nous demandant de mettre en place la gratuité des repas pour les personnels. J’ai du alors trouver une solution en m’appuyant sur le bon registre juridique et en prenant en compte les circonstances exceptionnelles, car profiter des repas préparés pour les enfants est un avantage en nature qui fait partie de la rémunération. Un employeur ne peut pas offrir gratuitement un repas à ses salariés. De plus, si les agents de restauration obtiennent la gratuité des repas pendant le confinement, je dois logiquement en faire profiter aussi les employés d’état civil, les gardiens de cimetière… qui sont aussi sur leur lieu de travail. Après réflexion, j’ai donné un avis à la directrice des services qui tenait compte des différents paramètres, nous avons convenu que le contexte justifiait de mettre en œuvre la gratuité et donc la livraison des repas auprès des agents maintenus à leur poste de travail. A partir de là, j’ai adressé des messages aux différents services pour déterminer qui était concerné et tout coordonner. Le lendemain, c’était effectif.
J’ai choisi de continuer à me rendre dans mon bureau, d’abord parce que j’en ai la possibilité – je suis seule à l’étage donc protégée et j’habite à quelques centaines de mètres de la mairie – ensuite parce que le déplacement physique me permet de garder un équilibre dans un moment très instable où je travaille quasi sans interruption. Le confinement amplifie la dilution entre la sphère privée et la sphère professionnelle. Je préserve ma santé en conservant ces quelques minutes de marche et cette respiration entre la maison et l’hotel de ville. Dissocier les deux lieux me permet de garder le cap et d’assumer le travail que j’ai à faire dans une période particulièrement intense. Enfin, il y a des agents qui se rendent sur leur lieu de travail tous les jours, qui n’ont d’autres choix que d’etre à leur poste de travail, et je considère qu’il est important qu’il y ait également un cadre physiquement présent sur son lieu de travail. J’ai aussi aménagé un espace de travail chez moi dans la pièce où mon conjoint travaille habituellement. J’ai positionné la table autrement, ramené des dossiers. En temps normal, je travaille souvent le dimanche mais je me rends alors à l’hotel de ville. En ce moment, je navigue entre mes deux espaces de travail.
« Notre responsabilité est d’éviter les ruptures »
Le mardi 17 mars, lorsque tous nos agents sont restés travailler chez eux, notre système d’information a été surchargé, ce qui a entrainé des problèmes de connexion. Nous n’avions pas les flux adaptés pour télétravailler. Nous ne l’avions pas anticipé et nous n’étions pas prêts. Le service informatique a fait un boulot extraordinaire pour compenser les problèmes et trouver des solutions mais pendant quinze jours, les deux directeurs et moi avons géré seuls par nécessité tous les sujets imposés par la crise. J’ai été formée à la gestion de crise, j’ai une grille de lecture, je connais bien tous les acteurs qui interviennent dans ce genre de situation. J’étais préparée au fait d’etre exposée à des événements qui demandent des décisions rapides, de l’organisation en mode dégradée ; l’expérience est forcément différente mais j’ai les bons réflexes.
Avec la prolongation du confinement, j’ai compris que notre fonctionnement des premières semaines n’était pas adaptée. Je l’ai donc réorganisé pour que nous puissions nous appuyer sur les chefs de service et les chargés de mission, en tout une vingtaine de personnes qui travaillent à distance, sur les dossiers et les sujets qui nous occupent en ce moment. En situation de crise sanitaire, les ressources humaines sont vraiment sur le front et je n’avais pas anticipé que nous serions autant sollicités et sur la durée. Passée la période d’adaptation, l’installation du confinement ne réduit pas notre activité contrairement à d’autres services comme la direction des finances par exemple. Le confinement révèle plus clairement que les ressources humaines produisent de la norme. Les personnes se tournent beaucoup vers nous car elles ont besoin de savoir, d’être rassurées, de vérifier qu’elles agissent comme on l’attend et qu’elles vont bien être payées, que leur contrat va être renouvelé. Notre responsabilité est d’éviter les ruptures.
« Je malaxe, je donne une forme à tout ça, je le traduis en terme de politique RH »
Par exemple, nous avons décidé au début du confinement de maintenir la rémunération des vacataires qui travaillent dans les écoles comme si ils avaient effectué leur mission. Nous donnons les repères : quand un agent a été en contact avec une personne malade, que faut-il faire ? Comment utiliser les équipements de protections ? A qui les distribuer ? C’est à nous de répondre. Nous relayons sans cesse des informations.
Pour définir toutes ces nouvelles règles, je m’appuie sur l’expertise de mes collègues, qui sont en veille permanente sur leur sujet. Je fais aussi partie de deux réseaux professionnels qui produisent de l’information et sont des lieux de débat. Cela m’est très bénéfique, comme les échanges avec mes copains de promo. Je malaxe, je donne une forme à tout ça, je le traduis en terme de politique RH et de stratégie. J’essaye au maximum de me donner une ligne de conduite, une cohérence. La matière de mon travail n’a pas changé avec le confinement. Par contre, je dois aller en profondeur, avoir une vision à 360 °, sur de nombreux sujets en même temps : cela, c’est inhabituel.
J’assume aussi des tâches nouvelles. Nous avons la possibilité d’organiser des réunions téléphoniques, mais pour comprendre le fonctionnement des salles audio-conférence, faire le mail à la direction informatique pour demander l’attribution des salles, expliquer à tous comment se connecter, j’ai consacré une demi-journée en plus du reste.
« Lundi matin, le maire statuera »
La mairie est une organisation verticale et nos temps de réaction sont toujours courts. En ce moment, c’est encore plus tendu. Cette semaine est arrivée la question des congés posés pendant la période de confinement pour lesquels nous avons besoin d’un arbitrage de la collectivité.
Mercredi 1er avril, je demande à deux agents de faire un état des lieux pour objectiver la situation au regard de l’année précédente et au juriste d’étudier la possibilité d’annulation. Jeudi, l’actualité du sujet devient plus prégnante : les agents demandent des réponses. Vendredi, 18h, j’ai une réunion avec la directrice des services. Depuis le mercredi, je travaille sur une position des ressources humaines : que faire pour assurer l’égalité des traitements mais aussi la continuité des services dans les prochains mois, sans oublier la contribution à l’effort de solidarité ? Nous explorons des scénarios possibles pendant 1h30 sur un sujet qui prend aussi une dimension très politique et nous nous quittons sans avoir arrêté de position. A 21h30, je reçois un message de ma directrice : je dois produire une note pour 11h le lendemain, samedi 4 avril. A 7h30, je me mets au travail, à 8h, j’envoie un mèl à une copine de promo pour solliciter son secours. Dans la demi-heure qui suit, elle m’aide au téléphone à rédiger. A 11h, j’envoie ma note. Lundi matin, le maire statuera.
Sur des sujets à fort enjeu comme celui-ci, nous avons un temps de décision plus bref par rapport à la situation normale. Dans un tel moment de crise, on a intérêt à être humble et sincère. Il ne s’agit pas de prétendre qu’on est formidable, qu’on se donne à fond, parce qu’alors le risque est de se briser contre le mur, de souffrir et de faire des erreurs au travail. Se ménager demeure essentiel.
« Nous restons une communauté de travail »
Avant la période de confinement, la situation était extrêmement conflictuelle à la mairie : les agents se sentaient maltraités et dévalorisés. C’est comme si la pandémie leur permettait de retrouver leur fierté d’assurer un travail nécessaire. Certains me disent « Nous, Mme L., on est sûr d’avoir un salaire à la fin du mois » et expriment un engagement dans le service public beaucoup plus positif que ces derniers mois. Leur statut les protège, ils tiennent à servir.
Bien sûr, le contexte explique ce changement mais aussi, je pense, notre réactivité, aux ressources humaines, à agir dès les premières heures du confinement et à prendre des décisions claires tant au niveau de la santé des agents que de la situation sociale. Les directeurs des ressources humaines vont aller la semaine prochaine à la rencontre des agents qui sont encore sur leur lieu de travail. La collectivité doit leur montrer qu’elle est là, elle aussi. Je sais que je dois maintenir le lien par tous les moyens possibles. Tous les messages qui me parviennent, je dois y répondre, et informer, communiquer avec les agents, surtout pas de manière froide. Nous avons envoyé la lettre mensuelle du maire en version papier parce que certains agents n’ont pas d’accès numériques. Nous restons une communauté de travail.
Avant la crise, cette problématique du lien avec les agents ne faisait pas partie de mes priorités en ces termes. Je voyais plus les services à apporter : qu’est-ce que les gens peuvent attendre de la directrice des ressources humaines ? Comment puis-je répondre à ces attentes ? Aujourd’hui, maintenir le lien social, le sentiment d’appartenance à une communauté qui a ses règles est primordial pour moi. Le travail prend une place importante dans la vie des gens parce qu’il leur permet de se sentir utiles, parce qu’il crée des liens entre collègues, une chaleur particulière, des histoires nouvelles chaque jour… Cela, les agents confinés en sont privés. A ma place de manager, je dois faciliter les échanges dans les équipes, sans faire le chef. Maintenir le lien, pour ceux qui le souhaitent, leur fait du bien et sera aussi bénéfique pour la collectivité quand il s’agira de reprendre le travail.
DL, directrice des ressources humaines
Propos recueillis et mis en récit par Nathalie Bineau
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.