Thierry est professeur de sciences et techniques en lycée. Ce récit s’appuie sur deux entretiens : un premier réalisé au début du confinement, puis quatre semaines plus tard, en période de vacances scolaires.
Ce n’est pas le télétravail qui me pose problème aujourd’hui. Je l’ai toujours pratiqué en alternance avec le face-à-face avec les élèves, la rencontre des collègues et de l’administration, les conseils de classe, etc. C’est cette interface humaine qui a disparu et qu’il faut retrouver, recréer. Quant au travail lui-même, il y a une partie qui n’a pas changé : celle de préparer des cours. Ça, on sait faire. Mais on ne passe plus par l’oral pour le transmettre, pas non plus par une sorte de coaching dans l’espace classe ou l’espace de travail pratique, mais par des outils numériques.
La présence humaine est remplacée par le numérique et ce n’est pas simple parce que les élèves peuvent se « cacher » dans cet espace virtuel, se mettre en veille. La question est de savoir comment les faire passer de la veille à la participation. Donc il faut réussir à faire un cours adapté à la nouvelle situation qui permette de retrouver l’élève, d’établir le contact avec lui, de le motiver, de le ramener au travail. C’est une grosse partie de mon activité aujourd’hui.
Tous les élèves ne sont pas concernés. On retrouve le même schéma que dans la classe, c’est-à-dire d’un côté les élèves qui travaillent, et de l’autre ceux pour qui c’est difficile, pour qui l’espace classe est important. C’est là qu’il faut trouver des biais.
Des outils numériques de télétravail ont été assez rapidement mis en place par l’Éducation nationale. Il y en a trois principaux : une messagerie classique dont on est sûr que les messages arrivent, l’outil de référence l’Education nationale « itslearning » et des logiciels professionnels comme « Pro notes », que mon lycée a acheté, qui permet de faire un cahier de texte numérique. Ces outils fonctionnent bien dans le sens de l’émission. Par contre, si le récepteur, l’élève, ne veut pas lire les messages, ni se connecter, il peut ne pas le faire. D’autant qu’il n’a aucun compte à rendre à l’administration.
Mais ce n’est pas toujours avec ces outils que j’ai réussi à retrouver l’élève. J’ai utilisé des plateformes qui ne sont pas référencées par l’Éducation nationale à partir desquelles, étonnamment, les élèves sont venus vers moi. Par exemple, ils ont proposé la plateforme Discord qui permet d’échanger, de déposer des documents, de faire des cours en audio, en traitement de texte, en visuel. Cette plateforme est très puissante en termes de capacité de connexions simultanées.
Finalement, ce qui est intéressant, c’est que ce sont les élèves qui ont proposé des solutions aux enseignants et au système. Discord est une plateforme dédiée aux jeux ou au tchat qu’ils connaissent bien. Le fait qu’on utilise leurs propres outils leur donne une place nouvelle dans laquelle ils se sont beaucoup valorisés.
Ces solutions, qui ne sont pas référencées RGPD, ne correspondent pas à la charte de l’Éducation nationale et normalement, on ne devrait pas les utiliser. Pour l’instant, personne ne dit rien parce que les parents sont bien contents que leurs enfants travaillent et l’administration est bien contente que l’on puisse faire travailler les élèves. Malgré l’appétence pour cet outil, on n’a pas des taux de 100 % de participation des élèves. C’est très variable, de dix élèves sur trente-cinq à la moitié de la classe, et parfois plus.
Donc, je produis, mais n’ai pas forcément la totalité de mes élèves en ligne.
Dans les séquences pédagogiques en sciences, en TP on découvre et ensuite en cours on remet à plat ce que l’on a découvert et j’apporte de la théorie et du savoir. Par exemple aujourd’hui, j’avais un cours de 10h30 à 12h00. Je me suis mis en ligne sur ce créneau au cours duquel je suis disponible pour les élèves comme si nous étions en classe. Ils peuvent me poser des questions, travailler comme si nous étions en face-à-face via l’outil numérique, et uniquement par écrit pour que tout puisse être conservé sur le serveur. J’essaye de faire comme en classe, à la différence près que je leur envoie le TP la veille juste pour qu’ils puissent le découvrir et pour avoir avec eux l’heure et demie pleine. Ce matin, j’avais vingt élèves.
Le manque d’interactions en direct avec les élèves va provoquer, ce que l’on imagine facilement, cette différenciation sociale que l’école essaie pourtant de corriger. Ce sont les moins encadrés par leurs parents qui vont le plus en patir.
L’école reproduit plutôt ce qui se passe dans les milieux privilégiés intellectuellement. Donc, pour les élèves qui vivent dans ces environnements, c’est assez facile de se mettre au travail. Il y a une sorte d’habitus comme disait Bourdieu : il y a du matériel informatique, des espaces de travail séparés, les parents savent faire et peuvent aider. Il y a les temps de travail et de loisirs bien identifiés. Dans les milieux défavorisés, il n’y a pas tout cela et bien souvent du chômage, des parents qui ne se lèvent pas, pas de matériel informatique individuel, pas d’espace dédié au travail, pas de repères temps de travail, temps de loisirs. Donc c’est beaucoup plus difficile pour les élèves concernés de se mettre au travail à distance.
Ce qui va être difficile maintenant c’est la partie évaluation, qui permet de voir où on en est, comment les élèves s’en sortent, qui est à la traîne, etc. Et elle pourrait permettre de ramener les élèves vers notre enseignement. Mais que vaut une auto-évaluation à distance ? Qui a fait le contrôle, comment… ? Un système d’évaluation à distance pourrait être mis en place par exemple avec des QCM…. Mais je ne suis pas préparé, formé à ces outils. Des formations sont mises en place en urgence sur différents sites, ça redemande une grosse charge de travail, d’appropriation, pour laquelle je ne suis pas disponible en ce moment. Il y a déjà mon cours, mes élèves et en plus les enfants à la maison une semaine sur deux.
Un mois plus tard…
Au fil des semaines du confinement mon travail s’est allégé. Les outils étaient créés, il n’y avait donc qu’à assurer la continuité pédagogique.
Avant les vacances, on a fait un bilan avec l’administration et mes collègues. D’une manière générale, l’administration et les parents sont satisfaits. Reste les quelques élèves, 10 à 15 %, dont je n’ai pas de nouvelles. Là c’est difficile de savoir quoi faire.
Les vacances, on ne peut pas dire que ce sont de vraies vacances. Il y a une continuité permanente à la maison, sans rupture, monotone, dans laquelle on a du mal à trouver des échappatoires. C’est valable pour moi comme pour les élèves. Ce n’est pas un vrai repos. La rentrée va être difficile. Et, je vois déjà deux nouveaux problèmes arriver.
D’abord, celui du temps consacré à l’évaluation. J’ai commencé à ramasser les travaux de mes élèves et je m’aperçois que ça va être un sacré boulot de logistique. Quand on envoie un travail à faire à trente-cinq élèves, il va falloir récupérer trente-cinq travaux, donc trente-cinq mails avec des fichiers à format différents (odt, word, des scans, du jpg), donc faire trente-cinq fois l’opération de renommer les fichiers, les mettre dans un dossier. Ensuite, il faut corriger et renvoyer un par un les travaux, donc trente-cinq mails avec à chaque fois le résultat de l’évaluation. Et ce sur cinq classes, donc 175 fois. C’est titanesque ! Car il va falloir faire ce travail d’évaluation tout en continuant à écrire et à animer des cours qui contiennent des activités (exercices ou travaux pratiques) pour lesquelles il faut faire un corrigé.
Jusqu’à présent, mon temps de travail était le même qu’en présentiel, mais pas réalisé de la même manière. J’avais quinze heures devant les élèves, cinq de logistique au lycée et vingt de correction et préparation. Là c’est quarante heures assis derrière un ordinateur. Pour les élèves, c’est différent aussi. Ils n’ont plus l’obligation d’être à 8 h au lycée, ni le professeur en face d’eux qui les sollicite. C’est à eux de se motiver pour se lever et se mettre à étudier.
Le deuxième problème que je vois arriver, c’est celui du déconfinement. La fin des vacances annonce son approche imminente. Comme il sera fractionné, il va falloir continuer à gérer les élèves qui continuent en télétravail et d’un autre côté ceux qui seront en présentiel.
Le point positif du confinement, c’est la faculté d’adaptation des élèves. Par contre, pour pouvoir être dans la continuité pédagogique pour l’ensemble de la classe, il faudrait que chacun ait un ordinateur, un bureau isolé, des parents qui les aident, qui les accompagnent, les soutiennent. Ce qui n’est pas le cas et tout le monde le sait. Là on est vraiment dans l’inégalité sociale.
Thierry, professeur de sciences et techniques en lycée
Propos recueillis et mis en récit par Anne Landais
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