Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 55

Mercredi 6 mai

Le travail commence vers 5h45 par l’écoute du fichier audio du récit de Marie-Anne. Ou plutôt des deux fichiers, puisqu’une coupure plus longue que les autres lors de l’entretien biographique m’a imposé de suspendre l’enregistrement. Au bout d’une heure et demie, son récit est complet.

Je prends mon petit-déjeuner et ma douche plus tôt que d’habitude afin de rencontrer le constructeur avec lequel nous nous étions déjà entretenus deux semaines plus tôt. Il communique son devis. Trop élevé pour notre budget.

L’homme sent que nous pourrions abandonner son projet. Alors, au cours de la conversation, il m’interroge sur mon métier, me demande ma carte, nous fait un gentil petit « chantage » : si nous faisons affaire avec lui, il pourrait me trouver quelques clients…

Après le déjeuner, j’envoie le lien à mon fils en vue d’une réunion Zoom. Cela fait dix jours que je ne l’ai pas vu. Son épouse a trouvé un remplacement dans un établissement pour personnes en situation de handicap et ils n’étaient disponibles ni l’un ni l’autre samedi dernier. Aujourd’hui, ils sont en congé tous les deux.

Après avoir visionné le début de Madame Bovary, réalisé par Claude Chabrol, je me connecte. Emma est à la fois le prénom de l’héroïne de Flaubert et celui que Laurence a choisi pour héroïne de son récit de souffrance au travail. Elles sont le symbole de la femme qui a envie de vivre et se désespère d’une existence qui n’a pas de sens. L’Emma du burn-out est l’Emma Bovary moderne : à la place de l’insatisfaction d’un mariage ne répondant pas à ses attentes, elle pleure un emploi qui l’éloigne de ses rêves.

L’échange avec mon fils et sa femme porte prioritairement sur le remplacement qu’elle effectue comme accompagnante éducative et sociale dans un établissement accueillant des retraités d’ESAT donc des handicapés mentaux vieillissants. Les résidents sont angoissés et déprimés par l’isolement que leur confèrent les décisions relatives à la protection antivirale : ils n’ont plus droit à aucune activité collective.

Le plus dynamique d’entre eux, qui se chargeait notamment du linge et de la cuisine avec enthousiasme, se sent totalement étouffé par les interdictions qui pleuvent sur lui. Un pensionnaire, rentré de l’hôpital pour suspicion de Covid-19, est mis en quarantaine dans une chambre. Le personnel a obligation d’enfiler des sur-chaussures, une blouse, un masque, des lunettes et des gants. Il y a un ordre à respecter pour s’habiller et se déshabiller, difficile à intégrer et anxiogène.

L’après-midi se termine par un second rendez-vous avec un bâtisseur. Celui-ci apparait beaucoup plus relax que le précédent : pas de masque et pas de réelle vigilance quant à la distanciation sociale. Je suis obligée de me décaler à plusieurs reprises. Nous sortons de l’entretien avec optimisme, mais j’essaye de ne pas m’emballer. Il faut attendre le chiffrage définitif.

La journée est passée à une vitesse extraordinaire : nous n’avions pas vu autant de monde dans une seule journée depuis le début du confinement. Quatre personnes en comptant mes enfants ! Nous sommes presque chavirés par l’abondance.

J’ai été tellement occupée que je n’ai pas vu que Soazic m’avait envoyé son récit. C’est le dernier. Je le télécharge et la remercie. Vérifie juste le nombre de signes, qui me semble très élevé : eh oui ! plus de 32 000 signes alors que la moyenne est plutôt autour de 20 000. Je note toutefois avec plaisir que la narration est construite selon les niveaux auxquels monterait un ascenseur. Très original et très adapté à la circonstance.

J’aurai plaisir à en faire la lecture demain. Le petit mot d’accompagnement de Soazic me détend d’emblée : « Pas de soucis pour ton stylo rouge », m’écrit-elle en ajoutant un emoji qui éclate de rire. Elle est au courant. Me signifie par avance qu’elle ne m’en voudra pas si je barbouille son histoire comme j’ai barbouillé celle des autres.

Nous touchons collectivement au but…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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