Des récits du travail

Un chantier près de chez moi

Des engins bruyants, des ouvriers qui s’activent : Françoise est allée à leur rencontre.

Depuis quelques jours un gros camion jaune barre régulièrement la route devant chez moi. Des hommes habillés en combinaison orange vont et viennent. J’entends des bruits inconnus. De l’autre côté du pré, sur l’autre route, il y a du matériel de chantier et même des feux tricolores provisoires qui sont installés et désinstallés chaque jour. Je sais que la communauté de communes est en train de faire refaire le tout-à-l’égout du village très vétuste et qui déborde régulièrement.

« J’ai vu ça de loin… » DR F. Carraud

Il y a eu des travaux à l’entrée du village : des pelleteuses, des chenillettes, des tractopelles, des camionnettes, toutes sortes de véhicules dont je ne connais pas le nom. Les rues ont été parfois barrées ou équipées de feux tricolores. Il y a eu des monticules de terre sur les bas-côtés ou dans les champs adjacents. Et puis des camions remplis de pierre qui sont passés à toute allure sur la petite route devant chez moi. J’ai vu ça de loin… Il y a encore des travaux, visiblement plus importants à la sortie du village, le long d’une autre route. Des bulldozers, des grues, des arbres abattus, de gros tuyaux de béton. C’est impressionnant.

« Le chantier semble calme. » DR F. Carraud

Maintenant ils travaillent devant chez moi et le chantier semble bien calme et tranquille. Ils reviennent tous les jours. Je les vois quand je sors de la maison. Je suis allée discuter un peu avec eux, leur proposer de l’eau fraiche. Mais ils ont tout ce qu’il faut et mes paroles de réconfort face à la pénibilité de leur travail par cette chaleur, à mi-corps dans les bouches d’égout ouvertes, les ont faits sourire. J’ai regardé leur activité mais je n’ai pas vu ni compris grand-chose : les deux gros couvercles qu’on appelle, je crois, des « regards » sont ouverts et laissent à découvert de petits puits ; de gros tuyaux souples ou rigides passent ici et là. Je n’ose pas trop demander d’explication. Je ne m’attarde pas. Il y a aussi ce très gros camion jaune qui m’intrigue : il renferme un matériel étrange pour moi, il est branché sur des tuyaux avec un compresseur ; il est garni de gros câbles électrique et d’énormes prises. Sur le côté du camion est affiché : « Réparation de canalisations sans tranchée ».

‘Le camion renferme un matériel étrange pour moi. » DR F. Carraud

Dans l’après-midi, un des hommes du chantier, sans doute le chef du petit groupe de quatre ou cinq hommes, est venu frapper à ma porte. Il m’explique qu’ils ont quelques problèmes pour les travaux : une canalisation est cassée et il va falloir creuser dans le pré pour la dégager ; auront-ils mon autorisation pour le faire ? J’accepte bien sûr, non sans en parler à mon frère qui est propriétaire du pré.

Technologies de pointe

Ils sont revenus ce matin et je suis retournée les voir, leur demander comment cela se passait depuis qu’ils avaient creusé dans le pré. Et ils m’ont un peu expliqué leur travail. Pour réparer les canalisations en les laissant enterrées, il faut passer une sonde à l’intérieur, sonde équipée d’une caméra qui donne des informations sur l’état de la canalisation. Avant cela il est bien sûr nécessaire de faire une dérivation, en branchant les gros tuyaux de caoutchouc que je vois sur le sol, puisque ces canalisations sont en service pendant les réparations. Il est également nécessaire de nettoyer ces canalisations avec un système de pression. Quand la canalisation est propre et qu’elle a été visitée par la caméra, les techniciens introduisent peu à peu des tuyaux de plastique rigides dans lesquels ils vont faire glisser un autre tuyau qui injectera de la résine qui va, au fur et à mesure, prendre la forme du tuyau qui l’enveloppe et qui sera totalement étanche et quasi-incassable. Elle formera ainsi une nouvelle canalisation dont la longévité est assurée par le fabricant : imputrescibles, elles présentent beaucoup moins de risque de fissures ou de cassures, et ne peuvent être percées par les racines des plantes et des arbres qui poussent autour d’elles.

« Il faut surveiller sans cesse. » DR F. Carraud

Le tout se fait grâce à différentes machines qui contrôlent la pression, la chaleur, etc. mais aussi grâce aux hommes qui descendent dans ce que j’appelle des puits avec des combinaisons de cosmonautes, c’est-à-dire des survêtements en matière non-tissé avec des capuches. Le tout entièrement blanc. Ce sont ces hommes qui agissent ensemble et communiquent à distance avec casques et micros intégrés qui réalisent le travail. Leur communication avec les ordinateurs qui leur donnent des mesures au fur et à mesure est aussi essentielle. Ils me montrent fièrement comment se repérer sur l’écran, m’indiquent les chiffres mesurant la pression, la chaleur, etc. La progression des tuyaux se fait très lentement et il faut surveiller sans cesse : le moindre obstacle ralentit ou fige cette avancée. Peu de mouvement, pas de cris ni d’agitation, l’impression d’un chantier calme presque engourdi, et qui peut faire croire que ces hommes travaillent peu ou si lentement.

En m’approchant et en échangeant avec eux je suis au contraire très impressionnée par leur activité calme certes mais constante, par l’usage si précis qu’ils font de tout ce matériel. Je leur demande comment ils ont appris à réaliser ce travail. Celui que j’identifie comme le chef d’équipe m’explique que c’est la société, allemande, qui construit le matériel qui les forme, une fois par an. Dans le même temps le matériel est mis à jour, réparé si nécessaire. Au départ, lui comme ses collègues n’ont pas de formation particulière en matière de travaux publics. Lui m’explique qu’il n’était pas très copain avec l’école. Alors il est devenu chaudronnier, sans en avoir le projet, et n’a pas travaillé dans ce domaine. Il a été embauché dans les travaux public et a appris le métier comme ça, sur le tas : creuser, remblayer, manipuler les gros engins, etc. Deux de ces collègues proches opinent du chef. Eux aussi ont d’abord appris le travail avec leurs collègues en situation, eux aussi vont en Allemagne poursuivre leur formation sur ce matériel si élaboré et précis.

« Je suis même invitée à monter dans le gros camion jaune. » DR F. Carraud

Je voudrais qu’ils me parlent davantage mais je ne veux pas les déranger. Ils sont au boulot. Je demande l’autorisation de prendre des photos. Le chef me l’accorde avec le sourire. Je suis même invitée à monter dans le gros camion jaune qui est divisé en plusieurs espaces. Mais je n’ai pas l’autorisation d’aller dans la pièce du fond : je peux juste apercevoir un des gars de l’équipe assis face à un grand bureau avec des écrans d’ordinateur ; il remplit visiblement des papiers et m’explique qu’ils n’ont pas le droit de me faire rentrer plus loin. Je réalise quelques photos dans la partie avant. Je ressors et descends l’escalier. Deux ouvriers viennent de revenir dans une petite fourgonnette blanche, ils ont acheté des sandwichs qu’ils se préparent à manger sur le pouce, debout dans la rue près du matériel. Un de leur collègue échange par micro avec celui qui est à l’autre bout du pré. Je n’ose pas les déranger davantage.

Beaucoup de communication

« Je réalise quelques photos dans la partie avant. » DR F. Carraud

Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris ce qu’ils font, ni de bien l’expliquer ici, mais je n’ai pas la possibilité de réaliser des entretiens plus longs et approfondis. Je suis assez émerveillée, comme mon petit-fils fasciné par le matériel de travaux publics, et qui connait le nom de tous ces véhicules orange qu’il possède en modèle réduit : la tractopelle, la pelleteuse, la chenillette, le rouleau compresseur, etc. Mais au-delà de ces engins très spécialisés c’est le travail de ces hommes, leur accord voire leur accordage entre ces gros engins de chantiers et des techniques informatiques fines et pointues qui m’impressionne le plus. La force des machines, leur puissance pour creuser et déplacer la terre, et la précision, la minutie du maniement des outils informatiques et vidéos qui permettent d’aller voir et d’agir sous la terre.

Comme le dit finalement mon interlocuteur : « Ce qu’on fait, personne ne le voit, sauf nous ! ». De fait, de l’extérieur et si l’on ne s’attarde pas, le chantier semble immobile. Les hommes sont calmes, comme dans l’attente, une forme de surveillance même s’il y a nombre d’allées et venues. Car l’activité est intense, elle demande beaucoup de communication entre les hommes, et avec les machines. Le chantier a duré plus d’une semaine avec des interruptions de plusieurs jours. Une organisation que, vue de loin, je ne peux pas comprendre.

« Les voilà partis pour un autre chantier. » DR F. Carraud

Mardi, en fin de matinée, le chef d’équipe est revenu frapper chez moi pour m’annoncer la fin du chantier et leur départ. Il voulait me remercier de l’autorisation donnée pour creuser dans le pré mais aussi de l’attention que je leur avais portée. J’étais contente de le revoir et de parler encore un peu avec lui. Oui, il est bien le chef d’équipe, me confirme-t-il, et il est content des gars qui travaillent avec lui. Il aime ce travail, davantage que les chantiers habituels : « il faut se creuser la tête » précise-t-il avec un regard rieur. Avoir à résoudre des problèmes lui plait. « Il faut aussi être patient, attentif… ». Le travail de communication est très important, avec son équipe bien sûr, avec les machines aussi, et encore avec les riverains, les passants ou les automobilistes qui se plaignent régulièrement du dérangement, et principalement des routes barrées. Il m’explique comment il garde son calme face à de fréquentes agressions : en disant « bonjour », à plusieurs reprises, jusqu’à ce que son interlocuteur lui réponde « bonjour ». Il n’empêche qu’un jour une voiture lui a foncé dessus et qu’il a été blessé par le rétroviseur. « À la campagne ça va encore, dit-il, mais en ville les gens sont plus impatients ».

Il rejoint son équipe qui finit de ranger le matériel, dont les panneaux de signalisation. Et les voilà partis pour un autre chantier. En ville précisément.

Françoise Carraud

Juillet 2022