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(Ré)concilier travail des mains et travail des mots

Quand les récits de travail œuvrent à abattre les cloisons…

La coopérative Dire le travail, au-delà des publications qu’elle réalise, s’est donnée pour vocation de contribuer à changer le regard sur le travail, à « faire bouger les lignes ». Grâce aux récits de travail, ainsi qu’aux ateliers d’écriture ou aux rencontres qu’elle organise régulièrement et qui ouvrent des débats.

L’un des sillons qu’elle a récemment creusé est celui de l’apprentissage et des métiers du bâtiment (cf Vies de chantier*, vol. 1, 2 et 3 – commande du CCCA-BTP, 2019-2021). 

A première vue, quoi de plus éloigné que l’univers du BTP et celui des mots, de la narration ? Quelles affinités, a priori, peuvent exister entre le travail « physique », technique, de la matière (bois, métal, céramique…) et la littérature, avec ce qu’elle suppose d’images, d’intrigue, de personnages et d’émotions ? 

C’est justement au cœur de cet apparent paradoxe que se joue le sens des parutions éditées par Dire le travail : du travail des mains au travail des mots, il n’y a qu’un pas… que la coopérative franchit allègrement, en compagnie de ses partenaires (travailleurs en première ligne) ! De quoi tordre le cou à la traditionnelle opposition entre travail manuel et intellectuel. La preuve « en récits » :

Ouvrons l’un des volumes de Vies de chantier et écoutons bien les professionnels du bâtiment qui y parlent. Ce sont, pour beaucoup, des passionnés qui peuvent aisément passer du jargon technique au registre lyrique lorsqu’il s’agit d’évoquer la matière qui fait battre leur cœur. Il suffit d’écouter Coralie, apprentie peintre, qui s’applique à « donner vie aux ombrages et aux lumières » et pour qui le monde du bâtiment « on s’y attache tellement, c’est un si grand univers »… Ou encore Lucas, apprenti charpentier, qui glisse en fin de récit : « J’avais presque un rapport spirituel au travail du bois »… Ces apprentis, jeunes ouvriers du bâtiment, pensent et parlent de leur métier comme ils le vivent : intensément, personnellement, en s’y mettant corps et âme. Les mots se font alors reflet du travail des mains/du corps… certes accompagné du collecteur/coopérateur qui a mené l’entretien. Mais ce sont bien eux les auteurs de ces propos !

Inversement, la poétesse Andrée Chédid a parfaitement décrit dans « Chantier du poème »**, le travail concret, physique même, de fabrication d’un texte : « Il [le poème] m’arrive comme une matière brute », « Serrant les écrous, rejetant le plâtre, […]je tente d’aller au plus près de ce mouvement initial qui fait écrire. De ce mouvement qui – peut-être, tout simplement – fait vivre, en densité. » Constat auquel pourraient souscrire les coopérateurs de DLT ayant participé au processus d’élaboration, de co-construction pourrait-on même dire,  des récits de travail parus les dernières années : fruits d’heures de façonnage, de multiples relectures et ajustements… Pour l’artisan des mots, la feuille est un atelier où, face au matériau linguistique, l’écrivant s’investit pleinement dans l’utilisation de divers outils, modèle, fait et refait pour faire immerger le sens et l’esthétique souhaitées.

En y regardant de plus près, en entrant dans l’intime de ces deux activités, c’est leur parenté (peut-être même leur fraternité ?) qui éclate, au point qu’on pourrait croire qu’elles ne sont que les deux facettes d’une même profession, appliquée à diverses matières…  Après tout, des « mains » aux « mots », il n’y a d’écart qu’un son, mais aussi, en commun une commune création… A moins que ce « facteur commun » ne réside dans une « manière d’être » à ce que l’on fait ? C’est ce que nous suggère Richard Sennett dans « Ce que sait la main, la culture de l’artisanat,  en nous emmenant sur la piste de la concentration, de l’immersion même, dans la tâche.  D’après cet auteur, « l’artisanat désigne la tendance foncière de tout homme à soigner son travail et implique une lente acquisition de talents où l’essentiel est de se concentrer sur sa tâche plutôt que sur soi-même. » A ce titre, un artiste, aussi bien qu’un programmateur informatique ou même un simple parent font par là œuvre d’artisan.  Une façon de comprendre les liens qui peuvent unir des « métiers » au-delà des représentations que l’on s’en fait… De quoi élargir encore le champ des cloisons à ouvrir… le travail ne s’arrête pas là pour DLT ! 

* Pour lire des extraits de Vies de chantier  et en savoir plus sur le projet

**Pour lire dans son intégralité « Chantier de poème » d’Andrée Chédid